Molière
(1622-1673)
Jean-Baptiste
Poquelin, dit Molière, né à Paris, baptisé le 15 janvier 1622 en l'église Saint-Eustache, et mort le 17 février 1673
à Paris, est un dramaturge auteur de comédies, mais aussi un comédien et chef de
troupe de théâtre français qui s'est illustré au début du règne de Louis XIV.
Issu d'une famille de la riche
bourgeoisie marchande parisienne (son père tient une boutique de tapissier qui
vend mobilier, tissus et tapisseries à la haute bourgeoisie et à la riche
aristocratie et il détient depuis 1631 la charge prestigieuse de
« tapissier valet de chambre du Roi »), Jean-Baptiste Poquelin se
consacre au théâtre à 21 ans après la rencontre de Madeleine
et Joseph Béjart avec qui il fonde « l'Illustre
Théâtre » ; il prend alors le
pseudonyme de Molière. Après la
faillite de la troupe, il quitte Paris avec eux et parcourt les provinces de
l'ouest puis du sud de la France de 1646 à 1658 en écrivant ses premières
petites comédies (Le Docteur amoureux,
Le Médecin volant) puis ses premières
comédies en cinq actes et en vers (L'Étourdi,
créée à Lyon en 1655, et Le Dépit
amoureux à Béziers à la fin de 1656).
De retour à Paris en 1658, il obtient la protection du frère du roi : sa troupe
prend le nom de « Troupe de Monsieur » et représente ses deux
premières comédies, des comédies de Scarron et de Thomas
Corneille et des tragédies de Pierre Corneille
(en particulier Nicomède et Cinna), de Rotrou et de Tristan l'Hermite. Sa carrière d'auteur dramatique
commence vraiment avec Les Précieuses ridicules, pièce qui remporte un grand succès en novembre 1659. Soutenu par le roi Louis
XIV, marié avec la jeune comédienne Armande Béjart
et jouissant d'une solide santé malgré sa fin brutale, Molière affronte les
cabales et continue à jouer et à diriger sa troupe — devenue « Troupe du
Roy » — tout en écrivant des comédies de genres variés : certaines proches de la farce comme
Le
médecin malgré lui (1666) ou
Les
Fourberies de Scapin (1671),
d'autres plus psychologiques comme L'École des femmes (1662) ou L'Avare
(1668), ainsi que des comédies-ballets comme Le Bourgeois gentilhomme en 1670 (avec Lully) ou Le malade imaginaire (avec Marc-Antoine
Charpentier) en 1673, et des pièces plus
élaborées approfondissant caractère et étude sociale, en vers comme Le Misanthrope
(1665), Tartuffe (1664-1669), Les Femmes savantes (1672), ou en prose comme Dom Juan
(1665).
Peintre des mœurs de son temps,
surtout de la bourgeoisie dont il dénonce les travers (prétention nobiliaire,
place des femmes, mariage d'intérêt…), Molière a créé en même temps des
personnages individualisés emblématiques et approfondis dont la liste est
longue : Monsieur Jourdain, Harpagon, Alceste et Célimène, Tartuffe et Orgon, Dom Juan
et son valet Sganarelle, Argan le malade imaginaire…
Contrairement à la presque totalité
des auteurs de comédie de son temps, l'invention dramatique de Molière s'appuie
peu sur l'imitation de modèles antiques ou étrangers (italiens et
espagnols) : après avoir commencé à adapter les Italiens (L'Étourdi, Le Dépit amoureux et Dom
Garcie de Navarre) auxquels il reviendra de loin en loin (Le Festin de Pierre en 1665, publié
après sa mort sous le nom de Dom Juan,
puis Les Fourberies de Scapin en
1671), il se tournera seulement à deux reprises la même année (1668) vers le
théâtre latin de Plaute (L'Avare et Amphitryon). Pour le reste, il construit des intrigues originales en
combinant divers schémas narratifs puisés ici et là, notamment dans le Décaméron
de Boccace, les nouvelles de Straparole ou de Scarron et les fabliaux… Cette conception originale de la création dramatique
(seulement pratiquée jusqu'alors par les comédiens italiens dell'arte) explique que, dans un mémoire
secret destiné à Colbert afin de dresser la première liste de gratifications aux
gens de lettres du règne de Louis XIV, Jean Chapelain, qui fut le plus influent
des critiques du temps (avant Boileau), ait pu présenter Molière de la manière
suivante: « MOLIÈRE. Il a connu le caractère du comique et l’exécute
naturellement. L’invention de ses meilleures pièces est inventée [sic], mais judicieusement. Sa morale est
bonne et il n’a qu’à se garder de la scurrilité [bouffonnerie]. »1. De ce fait, son œuvre écrite sur près de vingt années
(1655-1673) se révèle d'une très grande variété et se montre en même temps
sous-tendue par une maîtrise efficace du jeu scénique et du texte de théâtre
révélant l'homme de scène qu'il était avant tout et qui a continué à jouer
malgré la maladie jusqu'à son dernier jour survenu à l'âge de 51 ans, le 17
février 1673.
Molière demeure depuis le XVIIe siècle
le plus joué et le plus lu des auteurs de comédies de la littérature française, chaque époque trouvant en lui des thématiques modernes. Il
constitue aussi un des piliers de l'enseignement littéraire en France. Signe de
sa place emblématique dans la langue française, celle-ci est parfois désignée
« la langue de Molière », tout comme l'anglais est « la langue
de Shakespeare ».
Biographie
La
jeunesse de Molière
Sa
famille
Jean-Baptiste Poquelin, que l’on
appellera Molière, est né et est baptisé le 15 janvier 1622 en l'église Saint-Eustache, dans le quartier des Halles
à Paris.
Il est né dans la maison ((no) 1 sur
le plan ci-contre) où son père, Jean Poquelin, marchand tapissier, avait
installé son fonds de commerce deux ans plus tôt avant d’épouser sa mère Marie
Cressé2. Son grand-père paternel et son grand-père maternel, tous
deux marchands tapissiers, exercent leur métier dans le voisinage, rue de la Lingerie
(2 et 3 sur le plan). Il est également le cousin du prêtre catholique Jean Poquelin.
Les Poquelin et les Cressé sont des
bourgeois riches qui vivent à leur aise dans des demeures confortables et
agréablement meublées, comme en témoignent les inventaires après décès. Le
grand-père Cressé a une maison de campagne à Saint-Ouen. Un oncle de Molière,
Michel Mazuel, est musicien, collabore à la musique des ballets de cour
et est nommé en 1654 « compositeur de la musique des quatre-vingt violons
de la chambre ». En 1631, le père de Molière rachète à son frère cadet un
office de {{Citation|tapissier ordinaire de la maison du roі».
Le petit Molière aura trois frères
et deux sœurs, dont aucun ne lui survivra. À dix ans, il perd sa mère. Son père
se remarie avec Catherine Fleurette, dont il a trois filles, mais qui meurt en
1636. En 1637, le père de Molière, qui ne se remarie pas, obtient la survivance
de sa charge pour son fils qui a quinze ans.
Ses
études
Sur ses études et sa formation
littéraire, Molière n’a pas fait de confidence et il n’existe aucun document.
Les témoignages sont tardifs, contradictoires et entachés de polémiques.
Dans une courte biographie en tête
des Œuvres complètes parues dix ans
après sa mort et attribuée à deux fidèles, La Grange et Vivot, on lit qu’il fit
ses études secondaires au collège de Clermont (lycée Louis-le-Grand) chez les jésuites, un des meilleurs collèges de Paris, où « sa vivacité
d’esprit le distingua de tous les autres ».
Grimarest, le premier à avoir écrit une Vie de Molière en 1705 en consultant sa famille et en s’appuyant sur
les confidences du seul Baron, qui était certes son comédien préféré, mais très mal
informé), raconte qu’au collège il avait comme condisciples Bernier et Chapelle,
fils naturel d’un riche conseiller au parlement de Metz3. Ce dernier avait comme précepteur Gassendi,
philosophe sceptique et épicurien, qui aurait admis Molière parce qu’il avait
remarqué chez lui des dispositions philosophiques, ainsi que Bernier et Cyrano de Bergerac.
Mais toutes ces affirmations sont probablement inventées, comme une bonne part
de cette Vie de Molière, que Boileau
avait condamnée sans appel l'année suivant sa publication. On peut seulement
déduire de la lecture de ses pièces que Molière aurait été imprégné de
gassendisme (philosophie
atomistique mêlant épicurisme et scepticisme), et se serait plus particulièrement
intéressé à la doctrine d'Épicure, exprimée sous sa forme la plus poétique, mais aussi la
plus radicale, par Lucrèce, un auteur qu'il a d'ailleurs traduit (pas moins de six
témoignages contemporains font état de cette traduction et dont il reprendra
quelques vers dans Le Misanthrope.
À sa sortie du collège, selon un
contemporain bien renseigné, Le Boulanger de Chalussay, qui publie en 1670 une
comédie satirique contre Molière, « en quarante, ou fort peu de temps
auparavant, / Il sortit du collège, âne comme devant ;/ Mais son père
ayant su que, moyennant finance, / Dans Orléans un âne obtenait sa licence, /
Il l’endoctora moyennant sa pécune, / Et croyant qu’au barreau ce fils ferait
fortune, / Il le fit avocat, ainsi qu’il vous l’a dit ». Grimarest est
hésitant : « Molière a-t-il été avocat : On s’étonnera peut-être
que je n’aie point fait M. de Molière avocat. Mais ce fait m’avait absolument
été contesté par des personnes que je devais supposer en savoir mieux la vérité
que le public… Cependant sa famille m’a positivement assuré du
contraire ».
Molière ne s’est jamais paré de son
titre et aucune mention de son nom n'est faite dans les registres de
l'Université d'Orléans ou du barreau de Paris. « Au point qu’on doit se demander, ce qui
était impensable pour ses premiers biographes qui le présentaient comme un
nouveau Térence, si on a vraiment mis le fils Poquelin au collège de
Clermont. A-t-il fait des études régulières ? A-t-on voulu masquer qu’au
départ il n’a reçu qu’une formation de tapissier ? », L'hypothèse
d'une absence totale d'études est cependant peu vraisemblable : le fait
que dans sa violente comédie-pamphlet Élomire
hypocondre ou les médecins vengés, Le Boulanger de Chalussay, bien
renseigné par ailleurs, ne conteste pas que Molière ait pris ses licences de
droit à Orléans, mais précise qu'il n'y est allé qu'un jour pour les acheter
(ce que fit effectivement pour sa part Charles
Perrault, qui l'avoue au commencement de ses
mémoires), donne à penser que, si Molière a pu laisser croire cela dans son
entourage (c'est-à-dire la possibilité d'être inscrit dans une faculté de droit),
c'est parce que tout le monde savait qu'il avait au moins terminé ses études
secondaires (avec leurs deux années de philosophie) dans un collège parisien.
Rappelons que Racine arrêta lui aussi ses études après ses deux années de
philosophie.
En 1642, selon Grimarest, Molière
aurait exercé la charge de tapissier ordinaire du roi et suivi la cour de Louis
XIII à Narbonne.
Des
débuts difficiles
L'Illustre
Théâtre
À 21 ans, Molière s’engage dans la
carrière théâtrale. Le 30 juin 1643, par devant notaire, il s’associe avec les
trois Béjart (Joseph, l’aîné, et ses sœurs Madeleine, 25 ans, qui va partager sa carrière et sa vie, et Geneviève,
19 ans) et quelques amis, la plupart « fils de famille » comme lui,
en tout six hommes et quatre femmes, pour constituer une nouvelle troupe de
comédiens, « l’Illustre Théâtre ». C’est la troisième à Paris, après les comédiens de
l’Hôtel de Bourgogne et ceux de « la troupe du roi au Marais »,
à laquelle Pierre Corneille donnait toutes ses pièces depuis 1629.
Molière avait renoncé à la charge de
tapissier du roi. Son père, qui devait trouver l’aventure collective
hasardeuse, accepte néanmoins de l’émanciper, car il n’avait pas 25 ans.
Molière reçoit en outre un faible acompte de 630 livres sur l’héritage maternel.
La nouvelle troupe s’installe au jeu de paume
des Métayers sur la rive gauche au faubourg
Saint-Germain (actuellement 10-12 rue Mazarine).
Pendant les travaux d'aménagement, qui durèrent d'octobre à décembre 1643, la
troupe joue dans divers jeux de paume et fait un séjour d'au moins trois semaines à Rouen, qui disposait de deux jeux de paume aménagés en théâtre et
où se rendaient constamment des troupes de comédiens. Son répertoire est
constitué majoritairement, semble-t-il, de tragédies et de tragi-comédies.
Certains des auteurs les plus en vue de l'époque lui confient leurs nouvelles
pièces, comme c'est le cas de Tristan l'Hermite, Desfontaines et Mareschal). Madeleine Béjart, qui vit librement depuis dix ans en fille entretenue, est
la vedette de la troupe. Tallemant des Réaux écrit vers 1658, avant le grand succès des Précieuses ridicules : « Je ne
l'ai jamais vu jouer, mais on dit que c'est la meilleure actrice de toutes.
Elle a joué à Paris, mais ç'a été dans une troisième troupe qui n'y fut que
quelque temps. Son chef-d'œuvre, c'était le personnage d'Épicaris à qui Néron venait de faire donner la question », faisant ainsi
allusion à la pièce de Tristan l'Hermite, La
Mort de Sénèque, créée par la troupe en 1644. Il ne sait pas encore grand
chose de Molière : « Un garçon, nommé Molière, quitta les bancs de la
Sorbonne pour la suivre ; il en fut longtemps amoureux, donnait
des avis à la troupe, et enfin s'en mit et l'épousa ».
À peine la salle ouverte, la troupe
profite de l'incendie du théâtre du Marais, et il semble que durant plusieurs
mois le public ait afflué sur la rive gauche, tandis que la troupe du Marais
s'installait provisoirement dans des jeux de paume et faisaient des séjours
dans les villes avoisinant Paris, faisant ainsi elle aussi un séjour à Rouen en
1644. Le fait que le 18 juin 1644, la troupe de Molière embauche un danseur,
puis d'autres acteurs, indique qu'elle a confiance dans l'avenir.
Malheureusement, en octobre, le théâtre du Marais, entièrement reconstruit et
doté d'une salle magnifique équipée de « machines » nouvelles, attire
de nouveau le public, et il semble que la salle des Métayers ait alors commencé
à se vider. C'est ce qui explique la décision, en décembre 1644, de déménager
sur la rive droite au jeu de paume de la Croix-Noire (actuel 32, quai des Célestins), plus
près des autres théâtres. Molière est seul à signer le désistement du bail,
preuve qu'il en est bien devenu le chef. Malheureusement, ce déménagement vient
accroître les dettes de la troupe — les investissements initiaux de location et
aménagement du local, puis d'aménagement d'un nouveau local, ont été coûteux et
les engagements financiers pèsent lourd par rapport aux recettes — et, à partir
de 1645, les créanciers entament des poursuites. Molière est emprisonné pour
dettes au Châtelet en août 1645, mais peut se tirer d’affaire grâce à l'aide de
son père. À l’automne 1645, il quitte Paris en direction de Nantes avec les
restes de la troupe, qui se fond bientôt dans la troupe du duc d'Épernon,
dirigée par Charles Dufresne.
Origine
du pseudonyme « Moliere »
C'est dans l'acte d'embauche du
danseur, en juin 1644, que Jean-Baptiste Poquelin signe simplement « De
Moliere » (sans accent), prenant pour la première fois son nom de théâtre.
« Jamais il n'en a voulu dire la raison, même à ses meilleurs amis »,
écrivit en 1705, son premier (et très peu fiable) biographe Grimarest11. Depuis le XIXe siècle, les biographes
pensent que ce pseudonyme a pu être choisi en l’honneur de l’écrivain libertin François de Molière (1599–1624) ou du musicien Louis de Mollier qui a publié en
1640 des Chansons pour danser. Depuis
le XXe siècle, les historiens du théâtre font remarquer que la
presque totalité des acteurs prenaient alors des noms référant à des fiefs
imaginaires, tous champêtres : le sieur de Bellerose, le sieur de
Montfleury, le sieur de Montdory, le sieur de Floridor, le sieur de Champmeslé
— désignés au théâtre comme Bellerose, Montfleury, Montdory, Floridor, Champmeslé — et qu'il existe en France des dizaines de lieux-dits,
appelés tantôt Meulière, tantôt Molière, servant à désigner des sites sur
lesquels se trouvaient des carrières de pierres à meule. Il paraît donc très probable que Molière ait suivi leur
exemple en choisissant à son tour un fief campagnard imaginaire, ce qui
explique sans doute qu'il ait commencé par signer « De Molière » et
qu'il soit ensuite régulièrement désigné comme « le sieur de
Molière ».
Les
tournées en province
« Il avait la taille plus
grande que petite, le port noble, la jambe belle. Il marchait gravement, avait
l'air très sérieux, le nez gros, la bouche grande, les lèvres épaisses, le
teint brun, les sourcils noirs et forts, et les divers mouvements qu'il leur
donnait lui rendaient la physionomie extrêmement comique. À l'égard de son caractère,
il était doux, complaisant, généreux; il aimait fort à haranguer (Marie Du Croisy,
comédienne de la troupe) »
Beaucoup de légendes ont circulé sur
l’activité de Molière en province de 1645 à 1658. Une cinquantaine de documents
administratifs ou notariés et quelques témoignages contemporains fournissent
des informations rares, mais sûres. À la fin de 1645, la troupe quitte Paris.
Elle s'unit en Guyenne à la troupe de duc d'Épernon ; puis elle est
signalée en 1647 à Toulouse, Albi, Carcassonne ; en 1648, à Nantes ;
en 1649, à Toulouse et à Narbonne : en 1650, à Narbonne et à Agen ;
en 1651, sans doute à Vienne et à Carcassonne ; en 1652, à Grenoble et à
Lyon. En 1653, elle quitte Lyon, pour aller jouer à la Grange-aux-Prés, près de
Pézenas, devant le prince de Conti, gouverneur du Languedoc, puis à
Montpellier, d'où en 1654 elle va à Lyon, et où elle revient à la fin de
l'année pour les États. De Montpellier, en 1655, elle va a Lyon : c'est là
que Molière fait jouer l'Étourdi. Il
faisait aussi des farces, dont on a quelques titres : Le Docteur amoureux, les Trois Docteurs rivaux, le Maître d'école,
Gros-René écolier, Gorgibus dans le sac, le Fagoteux, la Jalousie de
Barbouillé, le Médecin volant. Des deux dernières on a des rédactions plus
au moins authentiques. Molière revient de Lyon, par Avignon, à Pézenas pour les
États de 1655-1656. En 1656, on le trouve à Narbonne, puis à Bordeaux, d'où il
retourne à Béziers pour les États (1656-1657). En 1657, il quitte Béziers pour Lyon,
d'où il va à Dijon et à Avignon. Nous le voyons en 1658 à Lyon, à Grenoble,
puis pendant l'été à Rouen, d'où, à l'automne, il arrive enfin à Paris.
Au temps où Molière parcourt la
province, la plupart des comédiens ambulants, qu'on évalue à environ un millier
à l'époque, mènent une vie précaire. Dans bien des villes, l’Église pèse de
tout son poids en faveur de l’interdiction des représentations théâtrales,
malgré la politique de réhabilitation menée à Paris par Richelieu, puis Mazarin. Quelques compagnies cependant jouissent d’un statut
privilégié lorsqu’un grand seigneur aimant les plaisirs, les fêtes et les
spectacles les prend sous sa protection.
C’est le cas de la « troupe de
Dufresne », appelée aussi « troupe du seigneur duc d’Épernon »,
que Molière et les Béjart rejoignent après leur échec à Paris. Bénéficiant de
protecteurs puissants —(le duc d'Épernon, gouverneur de Guyenne, le comte d’Aubijoux, lieutenant général du roi en
Languedoc, qui introduit la troupe aux États du Languedoc, puis le prince de Conti,
frère du grand Condé et marié à une nièce de Mazarin—, les comédiens peuvent
donner de brillantes représentations en privé chez ces grands seigneurs et en
public pendant les fêtes des États du Languedoc (trois fois à Pézenas, quatre à
Montpellier, deux à Carcassonne, une à Béziers), avec de substantielles
gratifications, ce qui leur permet de vivre confortablement. Ainsi les décors
et costumes sont transportés en charrette ou par voie d'eau, mais Molière et
les Béjart se déplacent en carrosse. C’est une troupe polyvalente capable de
monter des spectacles avec des parties parlées, de la musique et de la danse,
et aussi (grâce à Molière ?) d’improviser pour se plier aux caprices des
grands, d’écrire des textes conformes à leur attente en même temps que des
pièces simples pour le public.
Molière réapparaît le 23 avril 1648
dans un document administratif comme « sieur Morlierre(sic), l’un des
comédiens de la troupe du sieur Dufresne », alors qu'il se présente aux
autorités de la ville de Nantes pour demander l’autorisation de représenter des
comédies : ce document montre bien qu'il n'a pas encore pris la tête de la
troupe à laquelle les Béjart et lui se sont agrégés deux ans et demi plus tôt.
D’autres documents permettent de le suivre dans ses déplacements (voir carte).
Le musicien et poète d’Assoucy qui passe plusieurs mois avec les comédiens en
1655 décrit une troupe accueillante où l’on fait bonne chère et qui jouit d’une
large prospérité. Molière a probablement mené joyeuse vie, sans grand souci de
conformisme : comédien et trousseur de farces grossières, il a pu
accessoirement être un homme d'affaires pour son père « tapissier valet de
chambre du Roi », comme en témoigne le déplacement de la troupe à Lyon (capitale de la soie) en 1652, 1653, 1654, 1655 et 1657 et Grenoble (grand centre commercial du lin) en 1652. En 1655, il écrit
sa première « grande » comédie en cinq actes et en vers, L’Étourdi ou les contretemps. « Il
a déjà dû prendre, écrit Roger
Duchêne, sinon la direction, du moins une
place privilégiée dans la troupe dont il est désormais un des acteurs vedettes,
et l’écrivain. » Nouvelle pièce à Béziers à la fin de 1656, Le Dépit amoureux.
En 1656, le climat change. Aubijoux
meurt. Le prince de Conti, malade du même mal qui a emporté Aubijoux, se
convertit à une vie de chrétien authentique et devient très hostile au théâtre,
accusé par les rigoristes « d'empoisonner les âmes » : à la fin
de l'année 1656, il fait refuser par les députés des États du Languedoc de
prolonger les subventions accordées aux comédiens durant la tenue des États, et
il fait savoir à la troupe — qui se faisait appeler depuis deux ans
« Troupe de son Altesse le Prince de Conti » — qu'elle doit cesser de
« porter son nom ». À la fin de l'année 1657 ou au début de 1658, les
comédiens, qui sont considérés désormais comme constituant la meilleure
« troupe de campagne » de France, décident de tenter une nouvelle
fois de s'implanter à Paris. Cette décision est explicitée au début de la vie
de Molière parue en tête de la grande édition posthume des Œuvres de Molière en 1682 : « En 1658, ses amis lui
conseillèrent de s’approcher de Paris, en faisant venir sa troupe dans une
ville voisine : c’était le moyen de profiter du crédit que son mérite lui
avait acquis auprès de plusieurs personnes de considération, qui s’intéressant
à sa gloire, lui avaient promis de l’introduire à la cour. Il avait passé le
carnaval à Grenoble, d’où il partit après Pâques, et vint s’établir à Rouen. Il
y séjourna pendant l’été, et après quelques voyages qu’il fit à Paris
secrètement, il eut l’avantage de faire agréer ses services et ceux de ses
camarades à Monsieur, frère unique de Sa Majesté, qui lui ayant accordé sa
protection, et le titre de sa troupe, le présenta en cette qualité au Roi et à
la Reine mère. » Autrement dit, pour pouvoir prendre pied à Paris, il
fallait à Molière et à sa troupe un protecteur le plus haut placé possible,
ainsi qu'un théâtre. S'installer dans une ville assez proche de Paris afin de
pouvoir y faire de nombreux allers-retours pour avancer dans les négociations
et rencontrer « les personnes de considération » qui appuyaient ces
démarches était donc un choix stratégique. Ce séjour prolongé de six mois au
jeu de paume des Bracques au 4, rue du
Vieux-Palais, à Rouen, a pu être l'occasion pour Molière de rencontrer Pierre
et Thomas Corneille, ce qui a donné l'idée à Pierre
Louÿs trois siècles plus tard de remettre
en question la paternité des œuvres
de Molière.
Ce choix de se rapprocher de Paris
en séjournant à Rouen était d'autant plus logique que Rouen était alors
constamment visitée par des troupes de comédiens qui y faisaient des séjours de
plusieurs semaines, et pas seulement des troupes de campagne comme celle de
Molière ; en 1674, Samuel
Chappuzeau rapporte dans son ouvrage intitulé Le Théâtre françois que même la troupe
du théâtre du Marais y faisait de fréquents séjours : « Cette troupe
allait quelquefois passer l’été à Rouen, étant bien aise de donner cette
satisfaction à une des premières villes du royaume. De retour à Paris de cette
petite course dans le voisinage, à la première affiche le monde y courait, et
elle se voyait visitée comme de coutume. » C'est ainsi qu'à la mi-mai 1658
Thomas Corneille écrit à un de leurs amis parisiens, le galant abbé de Pure,
auteur d'un célèbre roman intitulé La
Précieuse : « Nous attendons ici les deux beautés que vous croyez
pouvoir disputer cet hiver d’éclat avec la sienne [la beauté de Mlle
Baron, actrice parisienne]. Au moins ai-je remarqué en Mlle Béjart
grande envie de jouer à Paris, et je ne doute point qu’au sortir d’ici, cette
troupe n’y aille passer le reste de l’année. Je voudrais qu’elle voulût faire
alliance avec le Marais, cela en pourrait changer la destinée. Je ne sais si le
temps pourra faire ce miracle. » L'abbé de Pure, et donc aussi les gens
bien informés qui l'entourent à Paris, sait ainsi déjà que Molière et sa troupe
ont annoncé leur intention de tenter de prendre pied à Paris durant l'hiver
1658-1659, et il en a informé Thomas Corneille, lequel lui confirme cette
information après en avoir parlé avec Madeleine Béjart, arrivée avant le reste
de la troupe (« les deux beautés ». Catherine
de Brie et Marquise
Du Parc, étaient restées en arrière parce
que Marquise venait d'accoucher à Lyon. Madeleine Béjart commence par louer la
salle du théâtre du Marais, alors fermée, sans doute pour négocier en force
avec la troupe du Marais alors en difficulté —ce qui explique pourquoi Thomas
Corneille rêvait d'une fusion entre les deux troupes pour assurer la pérennité
de celle du Marais. Le projet, toutefois, échoue, tandis que les négociations
entreprises par Molière de son côté pour trouver un nouveau protecteur
prestigieux à la troupe, ainsi qu'une salle, réussissent.
Le
début de la gloire
Le
théâtre du Petit-Bourbon
De 1658 à 1660, la troupe de Molière
joue au théâtre du Petit-Bourbon, représenté ici lors des États généraux de
1614. Beaucoup plus vaste (80 mètres sur 8,5) que les jeux de paume, il
est situé dans l’Hôtel de Bourbon qui longe le quai de la Seine entre le Louvre
et l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, au niveau de l’actuelle Colonnade.
En 1658, Monsieur a 18 ans. Il faut
lui donner un train de vie digne du frère d’un grand roi. On lui achète le château de Saint-Cloud. Il doit avoir une troupe de théâtre. Ce sera celle de
Molière. On offre à la troupe la gratuité du théâtre du Petit-Bourbon, une salle vaste et bien équipée, en alternance avec la
troupe italienne de Scaramouche. Les Italiens jouent les « jours ordinaires de
comédie », la troupe de Molière les « jours extraordinaires », soit
les lundi, mercredi, jeudi et samedi. Durant l'été, les Italiens retournent
dans leur pays, d'où ils ne reviendront que près de deux mois plus tard :
désormais, Molière et ses compagnons peuvent jouer les jours ordinaires, comme
toutes les autres troupes.
Molière va y jouer deux ans. La troupe
est composée de Molière, des deux sœurs Béjart, des deux frères Béjart, du couple de
Brie, du couple Du Parc
et de Dufresne, soit dix acteurs. En 1659, Dufresne prend sa retraite, faisant
de Molière le véritable directeur de la troupe. Entrent deux acteurs comiques, Jodelet et son frère dit l’Épi, ainsi que La Grange, qui va devenir l’homme de confiance
de Molière. Méticuleux, celui-ci a laissé un registre personnel, conservé à la Comédie-Française, dans lequel il note les pièces jouées, la recette et ce
qu’il juge important de la vie de la troupe. Ce document permet de suivre dans
le détail le répertoire joué par Molière à partir de 1659.
Pendant dix mois, la troupe fait
alterner des pièces anciennes — tragédies de Corneille surtout ainsi que de Rotrou et de Tristan l'Hermite, comédies de Scarron
— avec ses deux premières comédies L'Étourdi
et Le Dépit amoureux, qui étaient des
nouveautés pour le public parisien. Selon La Grange, les recettes rapportées
par ces deux pièces auraient été excellentes entre novembre et le relâche de
Pâques. Mais à la reprise, les recettes ne sont plus très brillantes, malgré
l'arrivée du célèbre Jodelet. Le 18 novembre 1659, Molière crée sa première
pièce parisienne, Les Précieuses Ridicules, dans laquelle il joue Mascarille. Cette petite comédie en
un acte, destinée au départ à être jouée après une tragédie et qui fait la
satire du snobisme et des jargons de l’époque, remporte un très grand succès et
crée un effet de mode : le sujet est copié et repris. Molière imprime sa
pièce à la hâte parce qu’on tente de la lui voler. Il y ajoute une préface
plutôt provocante car il aime la satire. C’est la première fois qu’il publie,
il a désormais le statut d’auteur.
Plusieurs personnages de marque,
tels des ministres et même Monsieur
le Prince, invitent Molière à faire jouer sa
pièce chez eux. De retour de la frontière espagnole où il est allé épouser
l'Infante d'Espagne Marie-Thérèse et attendant au château de Vincennes de faire
son entrée solennelle à Paris avec la jeune reine, Louis
XIV voit les Précieuses le 29 juillet 1660, puis le 31 sa nouvelle pièce, Sganarelle
ou le cocu imaginaire (4e
pièce de Molière, qui joue Sganarelle), petite comédie en un acte reposant sur
une suite de quiproquos. Les recettes de celle-ci n’atteignent pas les sommets
de la précédente, toute la Cour étant à Saint-Jean-de-Luz pour le mariage du roi, au moment de la création de la
pièce, mais il la jouera 123 fois dans son théâtre, plus souvent qu’aucune de
ses autres pièces, tandis que les Précieuses,
jouées 55 fois, ne le seront plus par sa troupe après 1661.
Molière a le vent en poupe. Grâce à
ses propres pièces, car les tragédies qu'il donne, y compris celles de Corneille
n'ont pas grand succès. Thomas
Corneille reprochera dès lors à la troupe de
Molière de mal jouer la tragédie et ce sera l'attitude constante des ennemis de
Molière : il est incapable de jouer correctement la tragédie, il ne
réussit que dans des genres inférieurs auprès de la partie des spectateurs la
moins valable. En 1660, ses comédies constituent pour la première fois plus de
la moitié des pièces jouées (110 sur 183). La troupe reçoit maintenant souvent
des gratifications de la part du roi, ce qui compense le fait que la pension de
300 livres promise par Monsieur n'a jamais été versée, ainsi que le La Grange
écrit au début de son Registre.
Le 6 avril 1660, le frère cadet de
Molière meurt. La charge de tapissier valet de chambre du roi lui revient de
nouveau. Il la gardera jusqu'à sa mort. Elle impliquait qu'il se trouve chaque
matin au lever du roi, un trimestre par an. Dans son acte d'inhumation, il sera
dit « Jean-Baptiste Poquelin de Molière, tapissier, valet de chambre du
roi », sans autre qualification : à cette époque, la charge était
prestigieuse, alors que le métier de comédien ne l'était pas.
Le 11 octobre 1660, la troupe se
trouve brusquement à la rue. On démolit le théâtre du Petit-Bourbon pour bâtir
la colonnade du Louvre. Mais Molière n’est pas en disgrâce. Le 21, le roi
l’invite pour jouer l’Etourdi et les Précieuses. Le 26, il rejoue les mêmes
pièces chez le cardinal Mazarin malade en présence du roi, qui lui attribue une nouvelle
salle appartenant à la couronne, et donc gratuite elle aussi, celle du Palais-Royal.
Le
théâtre du Palais-Royal
Le théâtre est à droite de l’entrée
du palais. Molière s’installe en face dans un appartement au second étage de la
troisième maison de la rue Saint-Thomas-du-Louvre. On aperçoit les deux
premières maisons de la rue à gauche de la gravure.
Le théâtre, construit par le cardinal Richelieu
vingt ans plus tôt, est délabré ; la salle doit être refaite. Philippe
d'Orléans convainc le Roi de la restaurer et de l'attribuer à la troupe de
Molière. Après des travaux effectués sous la direction d’Antoine de Ratabon,
surintendant général des bâtiments, elle rouvre le 20 janvier 1661. Le 4
février, Molière donne une nouvelle pièce, une tragi-comédie, Dom Garcie,
où il joue le rôle principal. Devant être arrêtée après seulement sept
représentations, c’est un échec qui le ramène définitivement, comme auteur, sur
le terrain de la comédie. Voltaire dans sa Vie de
Molière dit qu'il « avait une volubilité dans la voix et une espèce de
hoquet qui ne pouvait convenir au genre sérieux, mais qui rendait son jeu
comique plus plaisant ». Son débit parlé n'était donc pas fluide. Ses
expériences dans le genre sérieux lui ont été le plus souvent néfastes.
Fin avril 1661, après les trois
semaines de fermeture impérative de Pâques, on entame la nouvelle saison avec
des reprises. Molière continue de mêler comédies et tragédies. La troupe compte
maintenant sept acteurs et cinq actrices : Molière, les trois Béjart, les
couples De Brie, Du Parc et Du
Croisy, plus l’Epi et Lagrange. Molière
demande deux parts au lieu d’une dans le partage, jusque là égalitaire, de la
recette. La troupe accepte, mais précise que s’il se marie avec une actrice, le
ménage n’aura que deux parts.
Le 24 juin 1661, une nouvelle
comédie en trois actes, L'École des maris (6e pièce de Molière, qui joue Sganarelle) est
un succès. Succès qui amène le surintendant Fouquet à commander une pièce pour une fête qu’il organise pour le
roi dans son château de
Vaux-le-Vicomte. C’est la première fois que Molière
crée une pièce pour la cour. Connaissant le goût de Louis XIV pour les ballets,
il crée un nouveau genre, la comédie-ballet, intégrant comédie, musique et danse : les entrées de
ballet sont placées au début et dans les entractes de la comédie et ont le même
sujet. Le 17 août 1661, Les Fâcheux
sont un succès. Le roi ayant observé qu’un fâcheux auquel Molière n’avait pas
pensé méritait sa place dans la galerie, Molière modifie rapidement le contenu
de sa pièce. C’est un tournant décisif pour lui : il a attiré l’attention
de Louis XIV.
Le 4 septembre, Les Fâcheux sont donnés au théâtre du Palais-Royal avec
« ballets, violons, musique » et en faisant « jouer des
machines ». Les recettes montent en flèche. Fin décembre, le roi vient
voir la pièce dans son adaptation parisienne. La saison est une des meilleures
de la troupe. Les recettes viennent essentiellement des représentations
publiques (90 % des bénéfices). Le roi n’a rien donné cette année-là. La
troupe peut vivre de son seul public parisien : « Son succès, Molière
le doit beaucoup à ceux qui viennent le voir jouer au Palais-Royal, un peu aux
personnalités qui l’ont invité, nullement à Louis XIV. C’est sur sa réussite à
Paris que s’est greffée l’invitation de Fouquet à Vaux-le-Vicomte et, par
contrecoup, un début d’intérêt du roi ».
Le
mariage de Molière
Le 23
janvier 1662, Molière signe son contrat de mariage avec Armande Béjart.
Il a quarante ans, elle en a vingt. Contrairement à l'usage du milieu, le
mariage se fait dans la plus stricte intimité, avec un minimum de témoins. La
cérémonie religieuse a lieu le 20
février 1662 en l'église Saint-Germain-l’Auxerrois à Paris.
Sur le contrat de mariage, Armande
est la sœur de Madeleine, l’ancienne maîtresse de Molière. L’opinion commune des
contemporains va faire d’Armande la fille de Madeleine. Pendant la querelle de L’École des femmes, Montfleury, un comédien d’une troupe rivale, accuse Molière dans une
requête au roi « d’avoir épousé la fille et d’avoir couché avec la
mère » raconte Jean Racinequi ajoute : « Mais Montfleury n’est pas écouté à
la cour ». Grimarest, dans sa Vie de
Molière, dit qu’Armande est une fille que Madeleine avait eue avant de
connaître Molière. Mais il vise essentiellement à laver son héros de
l’accusation d’inceste lancée par Le Boulanger de Chalussay dans sa comédie
satirique que Molière essaiera de faire interdire. L’extrait de baptême
d’Armande, qui aurait pu mettre fin aux rumeurs, n’a jamais été fourni, ni même
mentionné.
Pourquoi Molière a-t-il choisi une
union dont il savait qu’elle allait faire scandale ? Selon Roger Duchêne,
« Il y fallait une raison très forte, certainement pas l’amour. Sauf dans
les comédies et les romans, il ne suffisait jamais, au XVIIe siècle,
pour justifier un mariage. Molière n’avait pas besoin du notaire ni de l’Église
pour coucher avec Madeleine et sans doute avec d’autres femmes. Il n’en avait
pas davantage besoin pour coucher avec Armande (…) Le mariage de Molière est un
mariage bourgeois. Un mariage dans lequel ont primé envers et contre tout, fût-ce
le scandale, des considérations de famille et d’argent. » Madeleine aurait
fait pression pour qu’il épouse Armande afin que les biens des Béjart, comme
ceux du grand-père Poquelin passent à leurs héritiers. Ce serait un mariage de
raison.
Sur les rapports sentimentaux de
Molière et d’Armande, on a raconté beaucoup de choses mais on en ignore tout.
Ils auront un fils, Louis, dont le roi acceptera d’être le parrain, apportant
ainsi sa caution à Molière, baptisé le 24 février 1664 et mort à huit mois et demi,
une fille Esprit-Madeleine, baptisée le 4 août 1665, morte en 1723 sans
descendance, et un autre fils Pierre, baptisé le 1er octobre 1672 et
mort le mois suivant.
Le
temps des scandales
En mai 1662, la troupe est invitée à
Saint-Germain et interprète huit comédies en moins d’une semaine devant
le roi. En juin, elle fait un séjour de sept semaines à la cour et joue treize
fois devant le roi. C’est la consécration. De mai à septembre, le roi assiste à
vingt-quatre représentations de Molière, record qui ne sera jamais battu. Les
gratifications royales représentent le tiers du bénéfice de la troupe pour la
saison 1663-1664.
La
querelle de L'École des femmes
Le 26 décembre 1662, Molière crée
une grande comédie en cinq actes et en vers, L'École des femmes (8e pièce de Molière, qui joue Arnolphe),
mettant en cause les idées reçues sur la condition de la femme et le statut du
mariage chrétien. C'est un succès immédiat et éclatant, comme il n'en a encore
jamais connu et qui le consacre grand auteur, mais une partie de l’opinion
l’accuse d’immoralité et d’impiété. La scène du « il m’a pris…le… »
(acte II, scène 5) est trouvée indécente, « rien de plus scandaleux »,
écrit Conti, « équivoque la plus grossière dont on ait jamais
infecté les oreilles des chrétiens » dira Bossuet. On lui reproche de parodier un sermon dans les
recommandations d’Arnolphe à Agnès et les commandements de Dieu dans les
« Maximes du mariage ou les devoirs de la femme mariée, avec son exercice
journalier » (acte III, scène 3). La querelle de L’École des femmes va durer plus d’un an et faire beaucoup de
bruit, sous la forme d’une cabale mondaine et d’une querelle littéraire. Des
pièces mettant en cause la moralité de l’auteur et l’attaquant sur sa vie
privée sont jouées par la troupe concurrente de l’Hôtel de Bourgogne.
Molière réplique en juin 1663 au
Palais-Royal par La Critique de l'école des femmes et en octobre en créant à Versailles L'Impromptu de Versailles, qui se présente comme « une comédie des
comédiens », où se mêlent théâtre et réalité, dans l’improvisation et la
parodie. La scène se passe à Versailles. C’est une répétition. Les acteurs de
la troupe sont là avec leur propre nom et Molière leur donne ses instructions
pour la pièce nouvelle qu’ils doivent jouer devant le roi et précise à
l'adresse de ses ennemis les bornes à ne pas dépasser : « Qu’ils
disent tous les maux du monde de mes pièces, j’en suis d’accord. Je leur
abandonne de bon cœur mes ouvrages, ma figure, mes gestes, mes paroles, mon ton
de voix et ma façon de réciter […] Mais ils doivent me faire la grâce de me
laisser le reste [...] Voilà toute la réponse qu’ils auront de moi ».
Bref, qu’on ne l’attaque pas sur sa vie privée.
En juin, le roi accorde des
gratifications aux gens de lettres ; Molière fait partie des
bénéficiaires. Il écrit et publie son Remerciement
au Roi. Sa gratification sera renouvelée tous les ans jusqu’à sa mort.
L’interdiction
du Tartuffe
Pour désamorcer la bombe qu’était le
premier Tartuffe (1664), Molière
transforme en 1667 son dévot hypocrite en un dangereux escroc qui simule la
dévotion. Il adoucit certaines tirades et met l’accent sur l’hypocrisie du
personnage plus que sur son rôle de directeur de conscience. Mais la version
définitive en 1669 le laisse escroc, tout en lui rendant ses habits
semi-ecclésiastiques, comme on le voit sur cette gravure, créant ainsi une
forte ambiguïté sur le personnage.
Le 29 janvier 1664, Molière présente
au Louvre une comédie-ballet, Le Mariage forcé, dans laquelle il reprend son personnage de Sganarelle — un
vieux Sganarelle à qui vient subitement le désir de se marier et qui entreprend
une quête à la Panurge pour savoir s'il est promis au cocuage — et où le roi
danse, costumé en Égyptien. Du 30 avril au 14 mai, la troupe est à Versailles
pour les fêtes des Plaisirs de l'Île
enchantée qui sont en quelque sorte l’inauguration des jardins de
Versailles. C’est un véritable « festival Molière ». La troupe de
Molière contribue beaucoup aux réjouissances des trois premières journées de
fête, qui portent le nom de Plaisirs de
l'Île enchantée, et le clou de la deuxième journée (le 8 mai) consiste en
« une comédie galante, mêlée de musique et d’entrées de ballet » de
Molière avec la collaboration de Lully pour la musique et de Beauchamp pour les ballets, La Princesse d'Élide. Après le retour à
Paris d'une partie de la cour, dans la nuit du 9 mai, Louis XIV décide de
poursuivre les réjouissances durant quatre jours supplémentaires jusqu'à son
départ pour Fontainebleau, prévu le 14, et demande notamment à Molière
d'assurer les divertissements des soirées des 11, 12 et 13 mai. S'enchaînèrent
ainsi les représentations des Fâcheux
le 11 mai, d'une première version du Tartuffe
le 12 mai, et de la petite comédie Le Mariage forcé le 13. C'était la première représentation du Tartuffe, (13e pièce de
Molière, qui jouait lui-même Orgon, le père de famille).
On ne connaît pas le texte de la
version du Tartuffe jouée le 12 mai
1664, car le lendemain ou le surlendemain Louis XIV se résigna, à la demande de
l'archevêque de Paris, son ancien précepteur, à défendre à Molière de la
représenter en public —ce qui ne l'empêcha pas de la revoir, en privé avec une
partie de la Cour, chez Monsieur, qui était officiellement le patron de la
troupe de Molière, à Villers-Cotterêts, en septembre. On connaît seulement la version
considérablement remaniée pour la rendre acceptable, que Molière publiera cinq
ans plus tard en 1669, aussitôt après avoir obtenu permission de la jouer.
Les critiques et les historiens ont
essayé de préciser ce qu’était le premier Tartuffe
de 1664. Longtemps induits en erreur par la note de présentation due à La
Grange dans l'édition posthume de 1682, ils ont cru jusqu'à une date récente
que la pièce jouée en mai et en septembre 1664 était une version incomplète qui
ne comportait que les trois premiers actes: elle se serait donc terminée sur le
triomphe de Tartuffe, qui s'apprête à épouser la fille de la maison, à disposer
de tout le bien de la famille —le fils ayant été chassé par le père, Orgon,
aveuglé par la fausse dévotion et la feinte humilité de Tartuffe— et à recevoir
même le don de la demeure familiale de la main d'Orgon. En fait, depuis une
cinquantaine d'années, les historiens de la littérature et du théâtre sont
parvenus à montrer sans ambiguïté que le premier Tartuffe était une pièce complète en trois actes, qui mettait en
scène une histoire connue depuis le Moyen Âge par de nombreuses versions
narratives, celle « du religieux impatronisé qui tente de séduire la femme
de son hôte et qui est démasqué et chassé grâce à la ruse de celle-ci ».
Ils expliquent que la version définitive de Tartuffe
laisse encore clairement voir la trame initiale, qui se déroulait en trois
temps correspondant aux trois actes : « (I) un mari dévot accueille
chez lui un homme qui semble l’incarnation de la plus parfaite dévotion ;
(II) celui-ci, tombé amoureux de la jeune épouse du dévot, tente de la séduire,
mais elle le rebute tout en répugnant à le dénoncer à son mari qui, informé par
un témoin de la scène, refuse de le croire ; (III) la confiance aveugle de
son mari pour le saint homme oblige alors sa femme à lui démontrer l’hypocrisie
du dévot en le faisant assister caché à une seconde tentative de séduction, à
la suite de quoi le coupable est chassé de la maison ».
On conçoit que cette satire de la
dévotion ait plu au roi, excédé par les admonestations des dévots à l'égard de
sa conduite et, en particulier de ses amours adultères. Même si l’on sait
aujourd’hui que l’influence de la Compagnie
du Saint-Sacrement —dont les membres se recrutaient
dans l’aristocratie (Conti), la bourgeoisie parlementaire (Lamoignon)
et le haut clergé (Bossuet)— a été considérablement exagérée par les historiens
anticléricaux de la fin du XIXe et du début du XXe siècles,
il n’en reste pas moins que les dévots étaient toujours présents à la Cour où
ils critiquaient le libertinage des mœurs, le luxe, les fêtes, la politique de
prestige et même la politique extérieure du royaume.
On comprend donc que cette satire de
la dévotion ait scandalisé les milieux dévots, et que Louis XIV, qui venait de
confier à l’archevêque de Paris, un de leurs principaux représentants, le soin
de mener une guerre totale contre « la secte janséniste », se soit
laissé convaincre par lui qu’il devait apparaître comme le défenseur de la
Religion et de l’Église face à l’hérésie et donc renoncer à autoriser Molière à
monter Tartuffe. Molière ne se laissa
pas démonter : quelques semaines plus tard, il sut retourner à son
avantage la violente attaque d’un dévot extrémiste, le curé Roullé qui l’avait
traité, dans un ouvrage intitulé Le Roi
glorieux au monde, de « Démon vêtu de chair » et le menaçait du
feu : il en appela au roi dans un premier « Placet » (été 1664),
où il adoptait une posture de victime face aux hypocrites et à ceux qu’il
appelait les faux dévots et qu’il opposait aux « vrais dévots », et
où il prétendait que, loin d’avoir fait la satire de la dévotion, il n’avait
fait que remplir sa fonction d’auteur de comédie, invoquant — pour la première
fois de sa carrière — le traditionnel but moral de la comédie : « Le
Devoir de la Comédie étant de corriger les Hommes en les divertissant, j’ai cru
que dans l’emploi où je me trouve je n’avais rien de mieux à faire que
d’attaquer par des peintures ridicules les vices de mon Siècle ; et comme
l’Hypocrisie sans doute en est un des plus en usage, des plus incommodes, et
des plus dangereux… »
Louis XIV invite Molière à partager
son souper par Jean-Léon Gérôme (1862). Cette anecdote sans fondement historique illustre
la faveur réelle dont jouissait Molière auprès du roi.
Il entreprit alors de remanier sa
pièce pour la mettre en conformité avec son argumentation défensive, tout en
procurant un nouveau spectacle à son théâtre, Le Festin de Pierre, qui sera rebaptisé Dom Juan après sa mort. Il transforma son personnage, en lui
retirant sa qualité de directeur de conscience laïc et son habit d’homme
d’Église (grand chapeau, cheveux courts, petit collet, vêtements austèrespour
en faire un aventurier louche qui se fait passer pour un homme du monde dévot
afin de s’introduire dans une famille sous couleur de la religion pour en
mettre le chef sous tutelle, en courtiser la femme, en épouser la fille et en
détourner le bien à son profit. On sait par une lettre du duc d’Enghien
datant de la fin d’octobre 1665 que Molière était en train de finir d’ajouter
un quatrième acte à sa pièce (qui correspond au cinquième acte de la version
définitive), de façon a créer un rebondissement : Tartuffe, devenu un
escroc habile, ne se laissait plus chasser piteusement comme dans la version
initiale, mais se révélait maître de la maison d’Orgon et de ses papiers
compromettants. Du coup, Molière peut produire à la dernière scène le coup de
théâtre qui rétablit l’ordre familial bafoué par l’intrusion et les menées
malhonnêtes de l’imposteur. L’intervention royale, telle que la décrit
l’officier qui exécute ses ordres (v. 1904-1944), n’est pas simplement celle
d’un deus ex machina, d’un dieu de
théâtre descendu "de la machine" pour dénouer une action sans issue.
Le roi est en effet présenté par l’Exempt qui arrête Tartuffe — au moment où
celui-ci lui demandait d’arrêter Orgon — en garant de la véritable justice qui
ne se laisse pas prendre aux apparences.». Autrement dit, Molière avait
transformé sa pièce en une pièce politique dans laquelle le roi intervenait à
ses côtés pour condamner les hypocrites. Il ne lui restait plus qu’à intercaler
un deuxième acte, consacré aux amours malheureuses de la fille de la famille
(promise au nouveau Tartuffe devenu faux homme du monde) et de son amoureux
(absents de la version primitive).
À la fin de juillet 1667, Molière
profite d’un passage du roi chez son frère et sa belle-sœur (Madame) à Saint-Cloud
pour lui arracher l’autorisation de représenter cette nouvelle version. La
pièce s’appelle désormais L’Imposteur
et Tartuffe est devenu Panulphe. Elle est créée le 5 août au Palais-Royal
devant une salle comble. Mais l’interdiction est immédiate et il n’y a pas de
seconde représentation. Le président du Parlement Lamoignon
(chargé de la police en l’absence du roi, qui mène campagne en Flandres et fait le siège de Lille) fait rappeler à la troupe par huissier que Le Tartuffe est interdit. L’archevêque
de Paris fait défense, sous peine d’excommunication, de représenter, lire ou
entendre la pièce incriminée. Molière tente des démarches inutiles auprès du
roi (deux comédiens font le voyage jusqu’à Lille pour apporter de sa part un
second Placet au Roi), car l’intervention de l’archevêque lui a lié les mains.
Il faudra attendre encore un an et
demi et la fin de la guerre contre les jansénistes, qui permit à Louis XIV de retrouver les coudées franches
en matière de politique religieuse. L’autorisation définitive de Tartuffe — désormais intitulé Le Tartuffe ou l’Imposteur — intervient
« au moment exact de la conclusion définitive de la Paix de l’Église, aboutissement de longues négociations entre d’un
côté les représentants du roi et le nonce du pape et de l’autre les
représentants des Messieurs de
Port-Royal et des évêques jansénistes. La coïncidence est frappante :
l’accord conclu en septembre 1668, c’est le 1er janvier 1669 qu’une
médaille commémorant la Paix de l’Église fut frappée. Et c’est le 3 février,
deux jours avant la première du Tartuffe, que le nonce du pape remit à Louis XIV deux « brefs » dans
lesquels Clément IX se déclarait entièrement satisfait de la
« soumission » et de « l’obéissance » des quatre évêques
jansénistes. »
Le
Tartuffe définitif fut ainsi créé le 5
février 1669. C’est le triomphe de Molière, sa pièce le plus longtemps jouée
(72 représentations jusqu’à la fin de l’année), son record de recettes
(2 860 livres le premier jour, six recettes de plus de
2 000 livres, 16 de plus de 1 000, une moyenne de
1 337 livres contre 940 pour L’École
des femmes). L’affaire du Tartuffe
est aussi une affaire d’argent.
Triomphe
et oubli de Dom Juan
Le dimanche 15 février 1665, Dom
Juan (14e pièce de Molière,
qui joue Sganarelle) est représenté pour la première fois sous le titre Le Festin de Pierre. Ce fut un véritable
triomphe, qui dépassa même celui de L'École des femmes et qui s'accrut encore durant les deux semaines
suivantes ; ce n'est qu'à compter du début du mois de mars que les
recettes commencèrent à diminuer progressivement pour arriver à un chiffre
moyen, lors de la dernière représentation avant le relâche de Pâques, le vendredi
20 mars. Pour expliquer le choix de ce sujet peu dans la manière de Molière et
les raisons pour lesquelles il a donné lieu à une comédie à grand spectacle,
les historiens du théâtre ont récemment fait observer que si Molière et ses
compagnons, qui avaient besoin d'un succès du fait de l'interdiction du Tartuffe, ont songé à donner leur propre
version d'un sujet très populaire connu sous le nom de Festin de Pierre (Convitato
di pietra) que les Italiens, qui jouaient quatre jours par semaine dans la
même salle du Palais-Royal, reprenaient presque chaque année à l'occasion du
Carnaval, c'est que ces mêmes comédiens italiens étaient retournés depuis l'été
de 1664 en Italie et que la voie était libre au Palais-Royal pour un Festin de Pierre dû à la plume de
Molière. La troupe consentit à des dépenses importantes pour offrir à son
public une pièce à grand spectacle avec machines et surtout décors magnifiques,
agrémentés de six changements à vue.
Au bout de six semaines de succès,
le théâtre ferma pour le relâche de Pâques. À la réouverture, la pièce avait
disparu. Le texte d'origine ne sera plus joué avant 1841, un siècle et demi
plus tard. Les critiques de la fin du XIXe et du XXe
siècles ont estimé que Molière avait dû recevoir le conseil, sans doute du roi,
de renoncer à sa pièce, comme si, pour pouvoir sauver Tartuffe, il fallait sacrifier Dom
Juan. Le fait qu'à partir de la deuxième représentation la scène du pauvre
(acte III, scène 11) ait été amputée des sept dernières répliques, sans doute
jugées un peu trop provocatrices, a semblé longtemps corroborer cette
hypothèse. Les recherches des dix dernières années ont conduit les historiens
du théâtre à revenir sur cette interprétation.
On observe en effet que la
publication, quelques semaines plus tard, d'un violent libelle émanant des
milieux dévots (Observations sur une
comédie de Molière intitulée le Festin de Pierre) — qui accuse Molière
d'avoir « fait monter l'athéisme sur le théâtre » (« L’impiété
et le libertinage s’y présentent à tous moments à l’imagination » peut-on
lire aussi) et qui s'en prend autant au Festin
de Pierre qu'à Tartuffe— n'a
nullement empêché qu'un privilège pour l'impression de la pièce ait été accordé
par la Chancellerie au cours des semaines suivantes, et que deux réponses
successives au libelle, émanant de milieux favorables à Molière, ne laissent
pas entendre que la pièce ait été étouffée et font même allusion à
l'approbation du roi au sortir de la pièce, semblant inviter Molière à monter à
nouveau le spectacle. Les auteurs de la récente édition de la Pléiade font
valoir en outre que, trois ans plus tard, une autre pièce à grand spectacle de
Molière (Amphitryon), créée elle aussi avec succès à l'occasion du Carnaval,
n'a pas été reprise non plus après le relâche de Pâques : un parallélisme
d'autant plus frappant qu'en 1665 la troupe était en mesure de proposer une
nouveauté après la réouverture du théâtre (Le
Favori de Mlle Desjardins), alors qu'en 1668 elle n'avait sous
la main aucune nouvelle création et dut se contenter de vivre de reprises, ne
remontant finalement Amphitryon qu'à
l'extrême fin du mois de juin. Or, selon les mêmes historiens, si Le Festin de Pierre n'a pas été rejoué à
la fin du printemps comme devait l'être Amphitryon
trois ans plus tard, c'est que les comédiens italiens venaient de rentrer à
Paris, alternant de nouveau chaque jour avec la troupe de Molière sur la scène
du Palais-Royal : sur cette scène encore mal équipée pour les machines,
cette alternance quotidienne rendait impossible la reprise d'une pièce qui
nécessitait un système complexe de décorations, avec près de cinquante châssis
à manœuvrer.
Par la suite, tandis que les
Italiens reprirent leur propre Convitato
di pietra sur la même scène et que le Théâtre
du Marais décidait en 1669 d'en donner à son
tour une version française (Le Nouveau
Festin de Pierre dû au comédien Rosimond), Molière semble avoir oublié la
pièce dans ses cartons : sa rupture en 1666 avec le groupe de libraires
qui avait assuré la publication de ses œuvres précédentes, parmi lesquels Louis
Billaine qui avait fait enregistrer le privilège d'impression du Festin de Pierre, le dissuada de donner
à celui-ci une version revue et corrigée de sa pièce, qui ne fut dès lors pas
publiée de son vivant.
Au mois de février 1677, quatre ans après la mort de Molière, le théâtre de l'Hôtel
Guénégaud, issu de la fusion de l'ancienne troupe de Molière et de la troupe de
l'ancien Théâtre du Marais, mit à l'affiche — sous le nom de Molière — une version
versifiée et édulcorée de la pièce, due à la plume de Thomas Corneille,
qui collaborait depuis plusieurs années avec la nouvelle troupe pour produire
des pièces à grand spectacle. Quinze ans plus tard, en publiant la pièce dans
le cadre de l'édition de ses propres œuvres, Thomas Corneille expliqua à sa
manière ce qui s'était passé, sans toutefois préciser qu'Armande Béjart, veuve
de Molière, lui avait payé 1 100 livres ce travail de
réécriture :
« Cette Pièce, dont les
comédiens donnent tous les ans plusieurs Représentations, est la même que feu
M. de Molière fit jouer en Prose peu de temps avant sa mort. Quelques personnes
qui ont tout pouvoir sur moi, m'ayant engagé à la mettre en vers, je me
réservai la liberté d'adoucir certaines expressions qui avaient blessé les
Scrupuleux. J'ai suivi la Prose dans tour le reste, à l'exception des Scènes du
troisième et du cinquième Acte, où j'ai fait parler des Femmes. Ce sont des
Scènes ajoutées à cet excellent Original, et dont les défauts ne doivent point
être imputés au célèbre Auteur, sous le nom duquel cette Comédie est toujours
représentée. »
Effectivement cette version
versifiée, édulcorée et légèrement transformée du Festin de Pierre continua d'être représentée sous le nom de Molière
jusqu'au XIXe siècle.
Cinq ans plus tard, en 1682, la
version en prose de Molière fut enfin publiée au tome VII de l'édition dite
définitive des Œuvres de Monsieur de
Molière. C'est alors que, pour distinguer cette version en prose de la
version en vers toujours à l'affiche, la pièce changea de titre et devint Dom
Juan ou le Festin de Pierre.
Les éditeurs et leurs conseillers (en particulier La Grange) se sentirent
obligés d'amender certains passages délicats du texte. Mais cela ne parut pas
suffisant pour la censure. Les exemplaires déjà imprimés furent
« cartonnés » (des feuilles sont réimprimées et collées sur les pages
d'origine) pour faire disparaitre les passages incriminés. Mais cela ne suffit
pas encore aux censeurs, et, comme les coupes devaient être beaucoup plus
importantes, il fallut cette fois réimprimer entièrement plusieurs cahiers
avant de les coudre au reste. C'est grâce à une édition pirate parue quelques
mois plus tard à Amsterdam (1683) sous le titre de Le Festin de Pierre que nous connaissons l'intégralité du texte qui
a été créé le 15 février 1665.
La pièce reprend les composantes
essentielles des scenari italiens de
la tradition du Convitato di pietra,
en s’efforçant de les distribuer dans les cinq actes d’une comédie française.
Comme les spectacles de la commedia
dell’arte ne comportaient que trois actes, cela nécessita la création de
plusieurs scènes inédites.
Dom Juan, jeune noble qui accumule
les conquêtes féminines en contractant des mariages à répétition, puis en
abandonnant ses victimes une fois l’union consommée, se voit rejoint par une de
ses anciennes amantes, Done Elvire, qui s’est lancée à sa poursuite (acte I).
Il parvient à se tirer de cette situation embarrassante et, indifférent aux
remontrances de son valet Sganarelle, se met en route dans l’espoir de nouvelles
aventures amoureuses. Un naufrage l’amène à proximité d’un village campagnard,
ce qui lui fournit l’occasion de séduire deux jeunes paysannes (acte II).
L’acte III le montre en train d’échanger, avec Sganarelle, puis avec un pauvre
qui lui demande l’aumône, des propos attentatoires à la religion, avant de le
confronter aux frères de Done Elvire partis à sa recherche pour venger
l’honneur de leur sœur. Ayant échappé provisoirement au règlement de compte, il
trouve sur son chemin le tombeau d’un commandeur qu’il a tué récemment. Par
bravade, il invite la statue de son ancienne victime à venir souper avec lui.
L’homme de pierre relève le défi, se rend chez Dom Juan et lui fixe un nouveau
rendez-vous dans son propre tombeau (acte IV). En se rendant auprès de la
statue, Dom Juan est arrêté par cette dernière et entraîné en enfer (acte V).
L'apogée
de sa carrière
Contrairement à une idée reçue
depuis le XXe siècle, on ne voit pas que Molière ait eu à
souffrir des scandales occasionnés par ses trois pièces les plus provocatrices.
C'est justement dans les mois qui ont suivi Le Festin de Pierre (Dom Juan)
qu'il a reçu la plus haute manifestation du soutien du roi, qui décida à la fin
du printemps 1665 (décision entérinée au mois d'août) que la Troupe de Monsieur
serait désormais la Troupe du Roi. Comédies-ballets créées à la Cour et
comédies unies créées à la Ville alternèrent avec un succès qui ne se démentit
pas jusqu'à la mort brutale de Molière en février 1673. Et tous les critiques
qui ont cru que Le Misanthrope
(créé en juin 1666) manifestait le désarroi de Molière face aux difficultés
rencontrées par Le Tartuffe
et aux attaques des dévots n'ont pas pris garde au fait que, selon des
témoignages convergents, Le Misanthrope
a été entrepris dès la fin de 1663 ou au commencement de 1664, c'est-à-dire
parallèlement au Tartuffe; de la même
manière Le Misanthrope ne témoigne
pas de l'amertume causée par de prétendues infidélités d'Armande, ignorées des
contemporains immédiats et dont il ne fut pour la première fois question que
dans un violent pamphlet largement postérieur à la mort de Molière.
Certes, Molière dut patienter cinq
ans avant que son Tartuffe reçoive
enfin l'autorisation d'être représenté en public et il lui fallut transformer
sa pièce pour en gommer le côté trop manifeste de satire de la dévotion et la
faire passer comme une dénonciation de l'hypocrisie ; mais le remaniement
n'était que superficiel et il ne s'agissait nullement d'une forme
d'autocensure. L'Église et les dévots ne furent d'ailleurs pas dupes et
continuèrent de juger la pièce dangereuse. Si Molière n'a jamais voulu renoncer
à cette pièce, quoique interdite, c'est qu'il se savait soutenu par les
personnages les plus puissants de la Cour, à commencer par le Roi lui-même, et
qu'il était certain qu'une comédie qui ridiculisait les dévots attirerait la
foule dans son théâtre.
Parallèlement, Molière put donner
l'impression de s'orienter vers des sujets en apparence inoffensifs :
c'est du moins ainsi que l'interprétèrent les critiques du XXe siècle
qui prêtèrent à Molière une conception de « l'engagement » propre à
leur siècle. En fait, il passa d'une satire à une autre, en apparence plus
inoffensive et moins dangereuse : celle de la médecine et des médecins —
dont plusieurs chercheurs ont montré les liens avec la satire anti-religieuse.
La
maladie ou les maladies de Molière ?
De la maladie va procéder une série
de pièces qui mettent en scène les médecins et leurs malades. En 1668, il a
lui-même intégré son mal dans son jeu comique en écrivant L’Avare. « Votre fluxion ne vous sied pas mal, dit Frosine à
Harpagon, et vous avez bonne grâce à tousser. »
Du 29 décembre 1665 au 21 janvier
1666, le théâtre ferme. Le gazetier Robinet écrit dans une lettre du 28
février : « Molière qu’on a cru mort se porte bien. » Le 16
avril 1667, le même Robinet écrit : « Le bruit a couru que Molière / Se
trouvait à l’extrémité / Et proche d’entrer dans la bière. » Le
théâtre reste fermé sept semaines au lieu de trois pour le relâche de Pâques.
Ensuite, jusqu'à la mort de Molière, il ne sera plus jamais question de quelque
maladie, au point que tous les contemporains sont frappés par la brutalité de
l'événement, comme le correspondant parisien de la Gazette d'Amsterdam qui s'écriera en février 1673: « Il est
mort, mais si subitement qu’il n’a presque pas eu le loisir d’être
malade. »
C'est en fait depuis le XIXe siècle
que médecins et biographes ont cherché à interpréter la mort de Molière et ont
estimé que, depuis la fin de 1665 ou le début de 1666, il devait être malade
des poumons. En l'absence de tout témoignage sur ses maladies —à une époque où
la moindre fièvre coûtait des semaines de lit—, on doit s'en tenir à ce qui est
dit dans le registre de La Grange et dans la notice biographique de 1682, où il
n’apparaît pas comme un malade chronique de la poitrine ou affecté de ce que
nous appellerions une tuberculose. C’est un homme solide, sujet à des « fluxions sur la
poitrine », que l'on désignerait aujourd’hui comme un gros rhume suivi
d'une bronchite ; en ce mois de février 1673, la bronchite dut dégénérer
en pneumonie ou en pleurésie. Enfin, on observe que seules les interruptions du début de
1666 et de la fin de l'hiver 1667 sont directement imputables aux maladies de
Molière. Pour le reste, toutes les interruptions interprétées depuis le XIXe siècle
comme dues à la santé de Molière peuvent avoir toutes sortes de causes :
indisposition passagère d’un acteur important (ainsi Armande Béjart qui jouait Psyché et qu'on crut mourante en
septembre 1671), graves obligations familiales inopinées (ainsi la mort du
second fils de Molière et d'Armande le 11 octobre 1672, qualifiée dans le
registre de compte de la troupe par les termes « quelques
indispositions »), fêtes religieuses, séjour à la Cour, décision
collective de la troupe… Sans oublier les périodes troublées, comme cette
fermeture de six semaines qui intervint au lendemain de l'interdiction du
second Tartuffe (L'Imposteur), le 5 août 1667. Le théâtre ne rouvrit que le 25
septembre et le gazetier Robinet célébra la reprise quelques jours plus tard en
soulignant les raisons du long relâche du Palais-Royal : « J'oubliais
une nouveauté / Qui doit charmer notre cité. / Molière, reprenant courage, /
Malgré la bourrasque et l’orage, / Sur la scène se fait revoir: / Au nom des
Dieux, qu'on l'aille voir. »
La
troupe
En août 1665, le roi veut que la
troupe prenne le titre de Troupe du roi au Palais-Royal et reçoive une pension
de 6 000 livres par an. Pour Molière, c’est une extraordinaire promotion.
La troupe est d’une stabilité
exemplaire. À Pâques 1670, elle compte encore trois acteurs du temps de
l’Illustre Théâtre : Molière, Madeleine
Béjart et sa sœur Geneviève.
Sept en faisaient partie lors des débuts à Paris (les mêmes plus Louis Béjart
et le couple De Brie). Neuf y jouent depuis le remaniement de 1659 (les mêmes
plus La Grange et Du Croisy).
Les nouveaux sont La Thorillière
(1662), Armande (1663) et André
Hubert (1664). Un seul départ volontaire
dans la concurrente de l’hôtel de Bourgogne : celui de la Du Parc,
maîtresse de Jean Racine, qui va faire d’elle la vedette d’Andromaque. Un seul départ à la retraite : celui de l’Epi. En 1670, Louis
Béjart demande à son tour à quitter le
métier. Il a 40 ans. Les comédiens s’engagent à lui verser une pension de
1 000 livres aussi longtemps que la troupe subsiste. Le 28 avril, ils
recrutent le jeune Baron alors âgé de dix-sept ans : Molière, tenant absolument
à l’avoir dans sa troupe, obtient une lettre
de cachet du roi pour l’enlever, malgré son
contrat, à la troupe de campagne dont il faisait partie. Ce dernier a une part
et le couple Beauval, comédiens chevronnés, une part et demie. La compagnie
compte désormais huit comédiens et cinq comédiennes, pour douze parts et demie.
Madeleine Béjart
meurt le 17 décembre 1671. Elle est inhumée sans difficulté. Avant de recevoir
les derniers sacrements, elle a signé la renonciation suivante : « Je
soussignée promets de renoncer et renonce dès à présent à la profession de
comédienne. » Elle jouissait d’une très large aisance. Son testament
favorise largement sa sœur (ou sa fille) Armande.
Pour les comédiens de Molière, c’est
l’aisance. Pour les cinq dernières saisons (1668-1673), le bénéfice total
annuel de la troupe — revenus du théâtre, gratifications pour les
représentations privées données à des particuliers, gratifications du roi et
pension du roi— s'élève en moyenne à 54 233 livres, contre 39 621
livres les cinq saisons précédentes, à répartir en 12 parts environ.
Molière est riche. Roger Duchêne a
calculé que, pour la saison 1671-1672, Molière et sa femme ont reçu 8 466
livres à eux deux pour leurs parts de comédiens, plus ce que Molière a eu de la
troupe comme auteur et ce que les libraires lui ont versé pour la publication
de ses pièces. Il s’y ajoute les rentes des prêts qu’il a consentis et les
revenus qu’Armande tire de l’héritage de Madeleine, soit au total plus de
15 000 livres, l’équivalent, ajoute-t-il, du montant de la pension que
verse Louis XIV au comte de Grignan pour exercer sa charge de lieutenant général au
gouvernement de la Provence.
Les
dernières saisons théâtrales
Saison
1665-1666 : Le 15 septembre 1665,
Molière donne à Versailles une comédie-ballet, L'Amour médecin, où il raille les médecins. La pièce a été « proposée,
faite, apprise et représentée en cinq jours ». Le 4 décembre, la troupe
joue avec succès Alexandre le Grand
de Jean Racine qui, dix jours plus tard, confie sa pièce à l'Hôtel de
Bourgogne, ralliant ouvertement le camp de ceux qui jugent les comédiens de
Molière incapables de jouer la tragédie.
Saison
1666-1667 : Le 4 juin 1666, c’est la première
du Misanthrope (16e pièce de Molière, qui joue Alceste). La
pièce sera jouée 299 fois jusqu’à la fin du règne de Louis XIV. Les liens entre
le climat de la pièce et l’humeur de l'auteur sont probables, si l’on tient
compte du contexte : Tartuffe
interdit, Dom Juan étouffé, la
campagne de calomnies se développant contre lui. Le 6 août, Molière crée au
Palais-Royal une farce, pleine de verve, Le Médecin malgré lui. Le 1er décembre 1666, la troupe part à
Saint-Germain pour de grandes fêtes données par le roi qui mobilisent tous les
gens de théâtre de Paris et dureront jusqu’au 27 février 1667. Elle est
employée dans le Ballet des Muses et
donne trois comédies (Pastorale comique,
Mélicerte, Le Sicilien).
Le poète de la cour Benserade écrit à cette occasion:
Le célèbre
Molière est dans un grand éclat
Son mérite est connu de Paris jusqu’à Rome.
Il est avantageux partout d’être honnête homme
Mais il est dangereux avec lui d’être un fat.
Son mérite est connu de Paris jusqu’à Rome.
Il est avantageux partout d’être honnête homme
Mais il est dangereux avec lui d’être un fat.
Mais cette fois, Molière n’a rien
écrit qui fasse penser. Ses ennemis aussi peuvent secrètement triompher.
Saison
1667-1668 : Le 13 janvier 1668, la
première d’Amphitryon est donnée au
Palais-Royal. Le roi et la cour assistent à la 3e représentation aux
Tuileries.
Saison
1668-1669 : C’est une saison faste. On a
beaucoup joué au théâtre du Palais-Royal : 192 représentations,
47 507 livres de bénéfice pour le théâtre, 60 247 livres de bénéfice
total pour onze parts. Sur 22 pièces mises à l’affiche, 12 sont de Molière.
Pour la paix d’Aix-la-Chapelle (2 mai 1668), le roi donne à sa cour des fêtes
splendides. Plus de deux mille personnes assistent au Grand Divertissement royal, pastorale avec chants et danse. La
musique est de Lully, les paroles de Molière. La comédie George
Dandin est enchâssée dans la pastorale. L’Avare
(22e pièce de Molière, qui joue Harpagon) est joué pour la première
fois le 9 septembre au Palais-Royal. Molière y dénonce l’omniprésence de
l’argent dans la société de son temps. Il ne la jouera que 47 fois dans son
théâtre. Le public boude la pièce, qui deviendra après sa mort, l’un de ses
plus grand succès. La pièce est en prose, ce qui a choqué pour une grande
comédie en cinq actes. La pièce est sérieuse, car Harpagon n’est pas un
personnage directement comique. Cependant, le triomphe du Tartuffe, enfin joué librement le 5 février 1669 va faire oublier L’Avare.
Saison
1669-1670 : La troupe a suivi la cour à Chambord
du 17 septembre au 20 octobre 1669. C’est là qu’est joué Monsieur
de Pourceaugnac (23e pièce de Molière,
qui joue Pourceaugnac), agrémentée de ballets et de musique. Lully a écrit la
musique. Molière-Pourceaugnac échappe à l’engrenage médical qui le happe. La
pièce est plus dure pour les médecins que Le
Malade imaginaire, aussi âpre que L’Amour
médecin. Le public parisien voit la pièce à partir du 15 novembre. Le
succès est très vif. Pour le carnaval, un ballet est commandé à Molière, Les
Amants magnifiques. La
musique est de Lully. Il est dansé à Saint-Germain en février 1670.
Saison
1670-1671 : Le roi, qui vient de
recevoir l’ambassadeur ottoman à Versailles, veut donner à sa cour une
comédie-ballet où des Turcs apparaissent sur la scène. Molière écrit les
paroles, Lully la musique. Le Bourgeois gentilhomme (25e pièce de Molière, qui joue M. Jourdain) est
interprété sept fois devant la cour en octobre 1670, puis est donné aux
parisiens le 23 novembre. C’est un grand succès. En janvier 1671, dans la
grande salle des Tuileries, construite par Le
Vau et capable d’accueillir 7 000
spectateurs, mais avec une très mauvaise acoustique, Psyché, tragi-comédie et ballet (la comédie-ballet est en train
d’évoluer vers l’opéra) est dansé devant le roi. Le livret est de Molière. La
musique de Lully.
Saison
1671-1672 : Les
Fourberies de Scapin, jouées
le 24 mai 1671, sont un échec. La pièce connaitra le succès après la mort de
Molière : 197 représentations de 1673 à 1715. En décembre 1671, le roi
commande pour l’arrivée de la nouvelle
épouse de Monsieur un ballet, La Comtesse d'Escarbagnas joué plusieurs
fois devant la cour. Le 11 mars 1672, Les Femmes savantes (29e pièce de Molière, qui joue Chrysale) sont
données au Palais-Royal. La pièce, sans ornement musical, poursuit la lutte
contre la préciosité. Ce n’est pas un franc succès. Le roi la voit deux fois,
la dernière fois le 17 septembre 1672 à Versailles, sans doute la dernière fois
que Molière joue à la cour.
Le 1er octobre 1672,
Molière s’installe bourgeoisement et somptueusement rue de Richelieu dans une
vaste maison à deux étages avec entresol.
Le
conflit avec Lully
Par suite du conflit de Molière avec
Lully, le roi ne verra la pièce de Molière qu’en 1674 à Versailles, devant la
grotte de Thétis. Gravure de Jean
Le Pautre
Pendant neuf ans, Molière et Lully, le musicien préféré du roi, ont collaboré avec succès,
Lully faisant la musique des comédies de Molière pour les grandes fêtes
royales. Comme Molière, il pensait jusqu’alors l’opéra en français impossible.
Le succès de Pomone, premier opéra
français, le fait changer d’avis. Il décide de créer un opéra à sa manière et
d’en avoir le monopole.
Le roi accorde alors à Lully
l’exclusivité des spectacles chantés et interdit de faire chanter une pièce
entière sans sa permission. La troupe de Molière proteste, une bonne partie de
son répertoire étant constituée de comédies-ballets. Le 29 mars 1672, le roi lui
accorde la permission d’employer 6 chanteurs et 12 instrumentistes, à peu près
l’effectif utilisé par son théâtre. Le 8 juillet 1672, La Comtesse d'Escarbagnas est donnée au Palais-Royal avec une
musique nouvelle de Charpentier. En septembre, un nouveau privilège accorde à Lully la
propriété des pièces dont il fera la musique : le musicien voulait ainsi
éviter à l'avenir d'être dépouillé de ses droits, comme c'était le cas chaque
fois que Molière reprenait Psyché
dans son théâtre.
Le goût du roi va à l’opéra, au
détriment de ce que pratique Molière, attaché à l’importance du texte parlé et
à la primauté de l’écrivain sur le musicien. Molière sait que, si le roi a
accordé à Lully le monopole des spectacles en musique, ce n’est pas pour
confier à un autre le soin des prochaines fêtes. Mais le roi aime aussi la
comédie. La création au Palais-Royal du Malade imaginaire (30e pièce de Molière, qui joue le rôle-titre),
comédie mêlée de musique (de Charpentier) et de danses, est la réponse de
Molière. Son pari est que le roi va souhaiter voir sa pièce. Le succès du Bourgeois gentilhomme — pièce qui
annonce à beaucoup d'égards Le Malade
imaginaire — et le triomphe de Psyché
au Palais-Royal lui ont aussi confirmé que la troupe peut gagner de l’argent en
jouant des pièces avec ballets et parties chantées pour le seul public
parisien.
Le 17 février 1673, à la 4e
représentation du Malade imaginaire,
où il joue le rôle principal, qui est long et commence par un grand monologue,
Molière se sent plus fatigué par sa fluxion qu’à l’ordinaire, mais il refuse de
supprimer la représentation. Il meurt quelques heures après être sorti de
scène. Il ne saura jamais qu'il avait gagné son pari : un an et demi plus
tard, sa troupe sera invitée à donner Le
Malade imaginaire dans les jardins de Versailles à l'occasion des fêtes
pour la conquête de la Franche-Comté.
La
mort de Molière
Les
circonstances
Il existe quatre récits de la mort
de Molière, le 17 février 1673, plus ou moins détaillés et plus ou moins
convergents:
Le premier récit est fourni par la
requête de sa veuve, datée du lendemain
de la mort, à l’archevêque de Paris pour obtenir une sépulture chrétienne.
En effet, Molière, comédien, n’ayant pas signé, comme Madeleine Béjart, de
renonciation à sa profession, est automatiquement excommunié.
Sa veuve, Armande, veut montrer qu’il est mort en bon chrétien tout en sachant
par ailleurs que l’archevêque va faire enquêter sur la vérité de ses
allégations : « Vendredi, 17 du présent mois de février, sur les 9
heures du soir, ledit feu sieur Molière s’étant trouvé mal de la maladie dont
il décéda environ une heure après, il voulut témoigner des marques de repentir
de ses fautes et mourir en bon chrétien. » Il envoya chercher un prêtre.
Deux refusent de venir. « Toutes ces allées et venues tardèrent plus d’une
heure et demie. » Un troisième arrive trop tard. « Comme ledit sieur
Molière est décédé sans avoir reçu le sacrement de confession dans un temps où
il venait de représenter la comédie, M. le curé de Saint-Eustache lui refuse la
sépulture. » Le désir de son mari de se confesser est témoigné par deux
dames religieuses demeurant dans la maison et un gentilhomme nommé Couton entre
les bras de qui il est mort.
Une autre version est donnée par le
registre où La Grange a conté le drame quelques
jours plus tard : « Vendredi 17, part 39 livres. Ce même jour
après la comédie, sur les 10 heures du soir, M. de Molière mourut dans sa
maison rue de Richelieu, ayant joué le rôle du Malade imaginaire, fort incommodé
d’un rhume et fluxion sur la poitrine qui lui causait une grande toux, de sorte
que, dans les grands efforts qu’il fit pour cracher, il se rompit une veine
dans le corps et ne vécut pas demi-heure ou trois quarts d’heure depuis ladite
veine rompue, et est enterré à la paroisse Saint-Joseph, aide de la paroisse
Saint-Eustache. Il y a une tombe élevée d’un pied de terre. »
La notice biographique des Œuvres de Molière, de La Grange et de
Vivot publiées en 1682 : Le 17
février, « il fut si fort travaillé de sa fluxion qu’il eut de la peine à
jouer son rôle. Il ne l’acheva qu’en souffrant beaucoup, et le public connut
aisément qu’il n’était rien moins que ce qu’il avait voulu jouer (…) La comédie
étant faite, il se retira promptement chez lui, et à peine eut-il le temps de
se mettre au lit que la toux continuelle dont il était tourmenté redoubla de
violence. Les efforts qu’il fit furent si grands qu’une veine se rompit dans
ses poumons. Aussitôt qu’il se sentit dans cet état, il tourna ses pensées du
côté du Ciel ; un moment après, il perdit la parole, et fut suffoqué en
demi-heure par l’abondance du sang qu’il perdit par la bouche. »
Le récit de Grimarest dans sa Vie de
Molière, éditée en 1705.
Grimarest, qui n’aime pas Armande, a fondé son récit sur les confidences de Baron
dont il amplifie souvent le rôle : La représentation commence à 4 heures.
En prononçant le juro de la cérémonie
finale, il est pris d’une convulsion. Les spectateurs s’en aperçoivent. Il
cache « par un ris forcé » ce qui lui est arrivé. « Quand la
pièce fut finie, il prit sa robe de chambre et fut dans la loge de Baron, et il
lui demanda ce que l’on disait de sa pièce. » Il a froid. Baron lui trouve
les mains glacées et s’en inquiète. Il le fait ramener chez lui en chaise à
porteurs. Une fois Molière dans sa chambre, Baron veut lui faire prendre du
bouillon. Il n’en veut point. Il le trouve trop fort. « Donnez-moi plutôt
un petit morceau de fromage de Parmesan. » Au bout d’un moment, il est
pris d’une forte crise de toux. Baron, voyant le sang qu’il rend s’en effraie.
Il demande à Baron de faire venir sa femme. « Il resta assisté de deux
sœurs religieuses. » Elles quêtaient pour le Carême et il les hébergeait
chez lui. « Elles lui donnèrent à ce dernier moment de sa vie tout le
secours édifiant que l’on pouvait attendre de leur charité. » Il rendit
l’esprit entre les bras de ces deux bonnes sœurs. « Le sang qui sortait
par sa bouche en abondance l’étouffa. Ainsi quand sa femme et Baron
remontèrent, ils le trouvèrent mort. » Grimarest a omis la plupart des détails
contenus dans la requête d’Armande à l’archevêque de Paris : la recherche
d’un prêtre, les allées et venues qui ont duré plus d’une heure et demie, la
présence à son chevet de Couton entre les bras duquel il est mort.
« Aussitôt que Molière fut mort, Baron fut à Saint-Germain en informer le
roi; Sa Majesté en fut touchée et daigna le témoigner. » Grimarest ne dit
pas en quels termes.
L’inhumation
Molière n’a pas signé la
renonciation à sa profession de comédien. Le rituel du diocèse de Paris
subordonne l’administration des sacrements à cette renonciation. Il ne peut
donc recevoir une sépulture religieuse.
Vu la notoriété du mort, l’Église
est embarrassée. Le curé de Saint-Eustache ne peut, sans faire scandale,
l’enterrer en faisant comme s’il n’avait pas été comédien. Et, de l’autre côté,
refuser une sépulture chrétienne à un homme aussi connu du public risquait de
choquer. Le seul moyen est de s’adresser à l’archevêque qui a seul pouvoir
d’interpréter son règlement en montrant que le comédien est mort en bon
chrétien, qu’il avait l’intention de se confesser, qu’il en a été empêché par
des contretemps. L’archevêque, après enquête, « eu égard aux
preuves » recueillies, permet au curé de Saint-Eustache d’enterrer
Molière, à deux conditions « sans aucune pompe et hors des heures du
jour ».
Molière est enterré le 21 février au
cimetière Saint-Joseph. Il n'y a pas de récit contemporain des faits. Selon
Grimarest, « il s’amassa ce jour-là une foule incroyable de peuple devant
sa porte » et « le convoi se fit tranquillement à la clarté de près
de cent flambeaux. »
La fin soudaine, presque sur scène,
d'un comédien célèbre et controversé provoqua dans la presse un déferlement d’épitaphes et de poèmes (on en compte une centaine), le plus souvent
hostiles, telle l'épitaphe du poète les Isles-le-Bas :
Jean-Baptiste
Poclin son baptesme renverse
Et, tout chrestien qu’il est, il devient un payen.
Ce céleste bonheur enfin n’estoit pas sien,
Puisqu’il en fist vivant un infâme commerce.
(…)
O le lugubre sort d'un homme abandonné !
Molière, baptisé, perd l'effet du baptême
Et dans la sépulture il devient un mort-né.
Et, tout chrestien qu’il est, il devient un payen.
Ce céleste bonheur enfin n’estoit pas sien,
Puisqu’il en fist vivant un infâme commerce.
(…)
O le lugubre sort d'un homme abandonné !
Molière, baptisé, perd l'effet du baptême
Et dans la sépulture il devient un mort-né.
Sous ce
tombeau gisent Plaute et Térence,
Et cependant le seul Molière y gît :
Leurs trois talents ne formaient qu’un esprit,
Dont le bel art réjouissait la France.
(…)
Ils sont partis, et j’ai peu d'espérance
De les revoir, malgré tous nos efforts,
Pour un long temps, selon toute apparence.
Et cependant le seul Molière y gît :
Leurs trois talents ne formaient qu’un esprit,
Dont le bel art réjouissait la France.
(…)
Ils sont partis, et j’ai peu d'espérance
De les revoir, malgré tous nos efforts,
Pour un long temps, selon toute apparence.
Le 6 juillet 1792, désireux d’honorer les cendres
des grands hommes, les révolutionnaires exhumèrent les restes présumés de
Molière et de La Fontaine. L’enthousiasme retombé, ils restèrent de nombreuses années dans les
locaux du cimetière, puis furent transférés en l'an VII au musée des monuments
français. À la suppression de ce musée en 1816, on transporta les cercueils au cimetière de
l’Est, l'actuel Père-Lachaise, où ils reçurent
une place définitive le 2 mai 1817.
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