Littérature
française
La littérature française au XVIe siècle
La Renaissance des lettres
La littérature française au XVIe siècle
La Renaissance des lettres
On peut dire que le XVIe siècle, par l'affranchissement des
idées, en brisant le moule étroit qui enserra les intelligences au XVe,
fut comme le précurseur, comme l'avant-garde du XVIIIe siècle.
Les deux grands facteurs de cet affranchissement de la pensée furent la
Renaissance, dont la découverte de l'imprimerie grandit la portée, et la
Réforme, qui décupla l'importance de la Renaissance. Au XIVe et
au XVe siècle, nous assistons à l'ébranlement et à la division
de l'Europe, à la ruine de l'unité du Moyen âge : l'Eglise, en perdant son emprise
totalitaire sur les esprits, est contrainte à laisser chaque peuple reprendre
sa vie indépendante et personnelle. Une société nouvelle se fonde, dont il ne
reste plus à affranchir que les esprits : ce sera précisément l'oeuvre du XVIe siècle.
Les époques de transition, comme le XVe siècle, sont
généralement peu littéraires, et la littérature qui
avait eu un si grand développement en France au XIIIe siècle
et de là avait rayonné sur toute l'Europe, se ressentant de la situation
politique de la France, était restée malingre et chétive. Au contraire,
l'impulsion que va donner aux esprits l'étude de l'Antiquité en
élargissant l'horizon, l'impulsion de la Réforme en affirmant le droit de
l'intelligence humaine au libre examen vont créer une littérature vivace et
forte, à laquelle il ne manquera, pour être vraiment grande, que la forme
parfaite qu'atteindra le XVIIe siècle.
La poésie.
La première période du siècle, où l'on sent le besoin d'une réforme
littéraire, est marquée par Clément Marot, qui fait suite au Moyen âge, hérite de Villon et
de son esprit. Boileau a bien jugé Marot, et il n'y a rien à changer à
son expression d'élégant badinage.
Marot est au-dessous de Villon pour la créativité; mais plus orné, plus
correct, il a trouvé le secret de plaire en plus haut lieu, et, depuis Jehan de Meung,
c'est le premier poète qui ait également pour lui le peuple et les grands. II
sut être élégant sans cesser d'être populaire et très français. II imita Horace, Tibulle, Pétrarque;
il fit des épîtres, des élégies et
des sonnets; mais il eut un grand respect pour la
vieille langue française, et il est compté parmi ceux qui en ont donné
les lois. Ses épigrammes, si célèbres, n'ont de grec ou
de latin que le nom; ce sont les huitains et les sixains de
ses devanciers. Mais il leur a donné une finesse achevée dans Oui et
Nenny, dans Cupido et sa Dame, et une véritable éloquence dans
celle de Semblançay. Ses rondeaux sont
délicieusement gaulois; qui ne sait par coeur Au bon vieux temps? II
a une excellente ballade, celle de Lubin; mais elle est toute
satirique : la ballade commençait déjà peut-être à devenir chose fade; il y
fallait le sel de la satire. Il n'est pas jusqu'à ses épures qui ne soient de la
vieille roche française. Les deux meilleures, celles au Roi,
semblent deux Requestes de Villon, mais d'un Villon qui sait
son monde et qui fait sa cour. C'est par les épîtres surtout que Marot a fait
école, et qu'il est l'ancêtre de Voiture,
de Chaulieu, de J.-B. Rousseau, de Voltaire lui-même,
à qui il a transmis le vers de dix syllabes, si français, si ancien, le plus
ancien de tous, créé avec la langue elle-même au XIe siècle,
compagnon fidèle de la chanson de geste au XIIe, remis sur l'enclume
au XVe par les faiseurs de ballades, poli de nouveau par Marot
au XVIe, orné de grâces toutes gauloises par La Fontaine au
XVIIe, pétillant d'esprit dans les satires et contes en
vers de Voltaire au XVIIIe, et, dans ce moment même, gâté, privé de
sa césure, c’est-à-dire de sa beauté native
et de son cachet, par des hommes de talent qui ne savent pas ce qu'ils font.
Maître Clément, d'une conduite si peu sage et d'un goût si prudent, ne fit
qu'une entreprise au-dessus de ses forces, les Psaumes ; et
encore ne peut-on pas dire que son goût et son oreille se soient trompés,
puisque ses strophes étaient soutenues et portées par la musique.
Ronsard qui
le suivit, par une autre méthode. Réglant tout, brouilla tout, fut un art à la
mode. L'auteur de l'Art poétique, implacable dans les vers suivants,
n'a été que juste dans ceux-ci : les sévérités qui succèdent n'ont aucun
contrepoids, et il en résulterait que Ronsard n'est qu'un pédant fastueux et
ridicule; mais on ne pouvait mieux dire que ne font les deux premiers vers, et
j'y reconnais le grand critique. Dans Ronsard, ce n'est pas le poète qui est
mauvais, mais la méthode; faire des réserves en faveur du poète, pour être
équitable, mais dire en quoi la méthode est mauvaise, détestable, pour être
vrai, voilà, si je ne me trompe, la ligne à suivre.
Après Marot, un vrai poète ne pouvait songer à s'arrêter; car le
supposé bon goût de Mellin de Saint-Gelais n'est que timidité ingénieuse et
pauvreté correcte. Les merveilles des arts, les modèles de Rome et
d'Athènes retrouvés,
la robuste jeunesse du siècle, l'humiliante supériorité d'une langue morte qui
reprenait l'empire avec la vie, tout criait aux nouveaux venus: "En
avant!" et rien ne leur disait : "Prenez garde!". Ronsard partagea
l'erreur de tout son siècle; il ne vit qu'une manière de marcher en avant, qui
consistait à se faire remorquer par les Anciens. Au lieu d'amener peu à peu le
flot de la Renaissance dans le vieux lit du fleuve trop étroit pour son
impatience, il se jeta, suivi d'une pléiade, disons mieux, d'une génération
entière, dans le courant nouveau, sans s'apercevoir qu'il allait à l'abdication
de la langue nationale.
L'art est long et la vie est courte, disaient les Anciens : Ronsard et les siens voulurent tout créer à la
fois, ode, épopée, élégie, théâtre,
langue poétique; ils voulurent faire tenir tout l'art dans une seule vie. Mais
on n'improvise pas une littérature,
de même qu'on ne fait pas du jour au lendemain sa fortune, sans richesses
d'emprunt, sans biens mal acquis. Les réformateurs de la poésie française
poussèrent leurs emprunts jusqu'à la puérilité. C'étaient des enfants qui
plantaient dans le sol français toutes sortes de branches fleuries sans racines,
et qui battaient des mains à leur jardin venu par enchantement. Le poète vaut
beaucoup mieux que la méthode; et s'il a survécu dans quelques strophes, dans
quelques belles pages satiriques, et surtout dans les sonnets et les chansons.
Ce qui manque à Ronsard, c'est la mesure. II en a manqué dans sa Franciade,
épopée interrompue, qui ne prouve pas seulement l'erreur du poète et du public,
mais aussi leur retour au bon sens. II en a manqué dans ses odes à strophes
et antistrophes, et notamment dans celle A l'Hôpital,
autrefois son chef d'oeuvre, aujourd'hui le plus curieux échantillon de sa
méthode malencontreuse. On parle trop de l'emphase et de la bouffissure de
Ronsard; son vrai caractère, quand il est mauvais, c'est le mélange des tons
nobles et des tons vulgaires.
En revanche, la langue de Marot et
de Villon, qui hurle sous sa plume quand il la force de
pindariser, il la sait parler admirablement quand il le veut. Entre eux et lui,
on ne sent plus alors d'autre différence que le bénéfice du temps, un idiome
plus riche, un rythme plus plein et plus sonore. Tout le monde accorde que nous
devons à Ronsard d'excellents sonnets, tels que : Quand vous
serez bien vieille; des chansons gracieuses, parfaites de tous points
: Mignonne, allons voir si la rose...; de beaux morceaux descriptifs
: la Forêt de Gastine, dans l'élégie 30e. On ne lui
refuse pas le mérite d'avoir manié l'alexandrin avec supériorité dans sa Réponse
à quelque ministre. Sa gloire lyrique est litigieuse : a-t-il des strophes
entières? N'importe; de temps en temps un bonheur d'expression, un coup d'aile,
plus d'un vers qui lui a été dérobé sans rien dire, le classent parmi les
esprits qui osent et qui inventent. Il avait tout à créer dans l'ode : le
premier il a employé le mot et donné une idée de la chose; le premier de nos
poètes, il a parlé de sa lyre. Sa gloire épique est un paradoxe : lui-même a dû
le pressentir. Je dirai plus : non-seulement il n'a pas donné l'épopée, mais
par l'exemple de sa chute il a peut-être empêché d'en avoir.
Joachim Du
Bellay, plus novateur en théorie qu'en pratique, publia le manifeste
de la nouvelle école, Défense et illustration de la langue françoise,
en 1549. En exposant la méthode de Ronsard,
nous n'avons fait en quelque sorte que nous souvenir de ce livre. On peut
différer d'opinion sur l'entreprise des réformateurs, mais il faut de toute
nécessité avouer que les principes du disciple et du maître sont identiques. Le
manifeste de Du Bellay est guerrier, révolutionnaire, non seulement contre
le latin, mais contre la langue de Jehan de Meung,
de Villon et de Marot.
Ici, comme plus haut, il est juste de distinguer le poète de son drapeau; et
lui-même nous en fournit le moyen, quand il recommande d'innover principalement
en un long poème. Du Bellay, qui mourut jeune, n'a jamais tenté l'entreprise :
ses Regrets et ses Antiquités de Rome se
composent de sonnets qui, parmi ses contemporains amoureux de Rome et
d'Athènes, lui valurent le surnom d'Ovide. Dans ses Jettes
rustiques, le Vanneur, petit chef-d'oeuvre de légèreté,
prouverait à lui seul que Du Bellay avait le sentiment de la perfection.
La pléiade est une constellation de sept poètes dont l'éclat se perdit dans
les rayons de l'astre principal. Ce fut une école où les amitiés, les intérêts,
la communauté d'opinions politiques et religieuses, ne jouèrent pas un moindre
rôle que les doctrines littéraires. A dire la vrai, Ronsard fut
le maître reconnu de tout son siècle, et ses disciples les plus outrés se
trouvèrent peut être chez ses ennemis. Guillaume
Salluste, seigneur Du Bartas, son jeune rival, se montra, pour le
dépasser, plus Ronsardiste que Ronsard ; il recueillit de sa Semaine,
ou la Genèse mise en vers de la nouvelle école, une grande gloire
littéraire parmi les protestants.
Le XVIe siècle, pacifié dans les lettres comme ailleurs
sous Henri IV, parvint à sa fin avec cette illusion que "la
poésie était montée su plus haut degré où elle serait jamais" (Montaigne).
A peine si quelques esprits libres ou mécontents cherchaient encore. Malherbe lisait
et raturait Ronsard. Agrippa d'Aubigné, poète historien et soldat, continuait la
guerre protestante avec la plume, et répandait avec le goût du temps, c.-à-d.
sans frein et sans mesure, la colère et l'ironie dans les vers quelquefois
admirables de ses Tragiques, ou dans la prose diffuse, mais souvent
spirituelle ou éloquente, des Aventures de Foeneste, de l'Histoire
universelle, et des Mémoires. Mais tout le monde s'en tenait à
Ronsard; la gloire acquise semblait suffire, et l'on avait Desportes et Bertaut seulement
pour fournir la cour de sonnets et
de chansons nouvelles à la manière de l'Italie. Des chansons, une surtout, Ô nuit, jalouse
nuit, firent la réputation et la fortune de Desportes, qui devint
évêque. Bertaut, qui fit encore moins, ne fut que prieur. Ce genre de
récompense était encore une imitation de l'Italie.
La prose.
La prose française, au XVIe siècle, fournit une carrière
analogue à celle de la poésie : elle ne se livra que par degrés à l'esprit de la
Renaissance et à l'imitation des Anciens. Sobre, précise et rapide
avec Calvin, plus savante, mais encore modérée dans la recherche de
la période latine avec L'Hôpital, elle étala toutes ses richesses natives ou
empruntées du dehors, avec Amyot, Rabelais, et Montaigne.
On dirait que la différence des procédés littéraires répond exactement à celle
de l'esprit religieux, et le style des prosateurs de la seconde époque n'aurait
pas moins scandalisé Calvin que ce qu'il appelle les "pompes désordonnées
de nos églises". II y a tant d'affinités entre l'esprit de la nation et
son culte héréditaire, qu'on peut dire sans crainte que Calvin apportait une
réforme à l'esprit français autant qu'à la religion. Mais s'il se mettait en
travers de certaines qualités telles que l'humanité, la sociabilité,
l'imagination, il a écrit et parlé en maître la langue française. Bossuet,
qui s'y connaît, n'a pu s'empêcher d'avouer que Calvin a effacé Luther par
son éloquence autant que par son goût.
Le second orateur du XVIe siècle en date comme en mérite,
est le chancelier Michel L'Hôpital, le plus noble type de cette magistrature qui
conserva comme un patrimoine d'héroïsme et de dignité dans les troubles civils,
et aboutit à Daguesseau, un peu affaiblie du côté du courage, mais sans
rien perdre du côté de la vertu et du talent. L'Hôpital éleva la voix dans un
de ces temps où les sages ne sont pas écoutés; il dut prêcher la modération
quand il n'y avait place que pour les arguments de la force, quand on faisait
pendre et brancher ses adversaires en guise de réfutation, quand la parole
était à des orateurs capitaines, tels que ce terrible Montluc, un prosateur de
ce siècle qui a écrit ses Mémoires avec la pointe sanglante de
son épée. Un orateur ne vit que par les passions : L'Hôpital a quantité de mots
heureux, quelquefois même sublimes, qui sont le jugement et la condamnation de
ses contemporains; ce sont les cris de l'âme d'un honnête homme : il n'a guère
de pages éloquentes. Au reste, la modération de ses principes s'étend à son
style et à sa langue; il s'arrête entre la simplicité de Calvin et
la richesse de Montaigne, et fait une juste place aux mots latins dans
sa phrase, comme il en faisait une dans l'État aux Huguenots.
La prose d'Amyot, de Rabelais et de Montaigne rivalise au contraire avec la
nouvelle école; elle aussi a "la bride sur le cou "; elle aussi est
érudite; mais elle passe par les mains de deux hommes de génie, et elle porte
l'érudition légèrement.
Jacques Amyot ne
doit pas être jugé comme traducteur : c'est une question de décider s'il savait
réellement le grec. Les langues de l'Europe, jeunes encore, adoptaient la
traduction comme gymnastique. On a dit avec beaucoup de justesse qu'Amyot a
rendu Plutarque français; il l'a en effet habillé à la
française. Mais on peut ajouter que ce travestissement a rajeuni; et Henri IV a
rendu cet effet à merveille quand il a dit dans une lettre:
" Plutarque, me soubrit toujours d'une nouvelle frescheur. - L'aymer
c'est m'aymer; " ajoute-t-il par une spirituelle galanterie à l'adresse de
Gabrielle d'Estrées, " car il a esté longtemps l'instituteur de mon bas
aage. "
Rien ne pourrait mieux exprimer l'agréable empire et la popularité du
traducteur. Il a été l'instituteur non pas seulement de Henri IV, ni des
princes de Valois pour lesquels il a écrit, mais de tout un siècle. Son livre
fut un cours d'histoire et de morale à l'usage du monde: on s'aperçut même plus
tard qu'il y avait là un cours entier de bonne langue française.
Quel que soit le cynisme de Rabelais,
l'esprit gaulois, pour ainsi dire, tout entier est en lui : tout ce qu'il y a
de gaulois dans les conteurs des siècles suivants, dans les poètes, dans le
théâtre, procède de lui. La Fontaine est
son disciple le plus fidèle et le plus reconnaissant. Racine et Beaumarchais l'ont
mis à contribution. Mme de Sévigné elle-même trouve moyen de concilier un
souvenir de Rabelais avec une lecture de Nicole. Rabelais a trouvé des
critiques sévères, méprisants même; pourtant, il n'a jamais cessé d'être
populaire. II déplaît à deux sortes d'esprits. Les uns ne lui pardonnent pas
d'avoir à plaisir trempé sa plume dans l'impureté d'en avoir souillé la gaîté
française : non seulement il est obscène, mais par son tour d'esprit positif et
goguenard il met en fuite tout idéal, toute élévation d'âme et de coeur. Les
autres seraient plus indulgents s'ils n'étaient dégoûtés d'abord de sa
grossiéreté : ils sont choqués de cette verve et de cette culture latine et
grecque qui débordent sans se pénétrer et s'amalgamer.
Rabelais peut être par moments le mets des plus délicats, comme le
dit La Bruyère, mais il manque absolument de délicatesse. Il plaît
trop à d'autres qui tombent dans un excès opposé. Ils grandissent Rabelais
outre mesure : c'est un Homère gaulois; Gargantua et Pantagruel sont
l'Iliade et l'Odyssée de la France. Ils oublient tout simplement qu'il y a eu Corneille, Racine,
et Bossuet; que la langue française a
été cultivée et polie 200 ans, non seulement dans les cours et les académies,
mais dans les salons et dans toutes les compagnies honnêtes; en un mot, que la
littérature française est une littérature de gens bien élevés. Ou bien ils font
de Rabelais un précurseur et comme une forme primitive de
l'esprit de Voltaire : ils prennent au sérieux les Mystères
horrificques du curé de Meudon, et l'oeuvre étrange de Rabelais,
semblable au fameux cheval de bois, ne contient dans ses flancs rien moins que
le scepticisme du XVIIIe siècle, l'Encyclopédie,
le Contrat social et la Révolution
française.
Ces exagérations après coup s'éloignent toutes pus ou moins du vrai et
solide jugement porté sur Rabelais par
ses contemporains. Ils n'ont vu (ils avaient raison) dans son livre qu'une
peinture satirique de la société du temps, politique, religieuse,
aristocratique, bourgeoise; peinture énergique et toute mêlée d'audaces grossières,
mais sans parti pris. Le parti pris, au contraire, se voit clairement
dans La Boétie, l'ami de Montaigne,
auteur du Contr'un ou de la Servitude volontaire, déclamateur avec
talent, mais trop radical. L'absence du parti pris est une moitié du succès de
Rabelais. De là vient aussi qu'il a cru à son oeuvre comme artiste, à ses
créations de Panurge, de Picrochole, de Dindenaut, de frère Jean des
Entomeures, de tant d'autres auxquelles il nous fait croire, et qui vivent dans
notre imagination; de là vient qu'il est, quand il le veut, un des plus grands
narrateurs.
Le XVIe siècle se clôt sur un écrivain hors du commun dont
la plume est presque sans rivale parmi les moralistes français. Il y avait eu
déjà des auteurs excellents: Montaigne commence
la série des grands écrivains. II parle de lui-même dans tout son livre
des Essais; il professe le doute, c'est le moins sûr des guides; et
pourtant il n'est pas d'auteur plus aimé. II parle de lui-même : « Sot projet
», dit Pascal; « aimable projet », dit Voltaire.
Quelle que soit l'opinion du lecteur sur ce point, il y a deux choses qu'il ne
sera pas tenté de nier ; l'une, que la vanité de Montaigne trouve également son
compte à dire le mal et le bien sur sa personne; l'autre, que sa vanité, sans
calcul comme sans fausse modestie, est la plus sociable du monde. II professe
le doute, mais il oublie si souvent sa profession! Montaigne est bien autre
chose en vérité qu'un philosophie. Il pare de toute chose et touche à tout sans
rester, sans peser, comme un excellent causeur, comme un maître en « cet art de
conférer », qui plaisait tant à Pascal lui-même. Ou bien s'il s'arrête à
une question, il la « pince jusqu'à l'os », il pénètre jusqu'à la moelle. Mais
le plus souvent il glisse, il court, comme dans ce chapitre des Coches,
où vous vous embarquez avec lui sans savoir où vous arriverez, mais bien
certain de parcourir toutes sortes de paysages divers et animés qui ne vous
sortiront jamais de la mémoire. II sépare la religion de la morale ou
prudhommie, comme on disait alors, ce que nous devons croire de ce que nous
devons pratiquer. Et bien qu'il semble réduire en poudre la raison humaine et
la philosophie, ce scepticisme ne profite nullement à la foi. La nature seule,
la nature qui est le dernier mot de Montaigne, demeure debout. D'ailleurs, ce
mot explique son talent et son style, comme son goût et sa morale. Il a voulu,
ce sont ses propres paroles, naturaliser l'art autant que les
autres artialisent la nature. Et c'est du sein de la nature,
comme d'un inépuisable réservoir, qu'il tire tant d'expressions
vivantes, tant de mots colorés qui font voir des yeux son idée et toucher de la
main sa pensée.
Calvin, Amyot, Rabelais, Montaigne,
voilà les points culminants de la langue comme de l'éloquence française au XVIe siècle.
Au-dessous l'on trouverait le méthodique Charron,
l'auteur de la Sagesse, qui se croyait l'héritier de Montaigne, et
fut sans le vouloir le patriarche de nos esprits forts; le prolixe et
amusant Brantôme, gaulois surtout par la licence, mais portant la
marque visible de la double influence italienne et espagnole; les prédicateurs de la Ligue,
enfants de Paris, ayant à leur tête l'audacieux Boucher; les auteurs de
la Satire Ménippée, tout aussi Parisiens, mais de l'école du bon sens, c’est-à-dire, comme il arrive
dans cette ville remuante et spirituelle, ouvriers de la onzième heure, qui
apportent le concours, de l'ironie et de l'éloquence à la cause de la raison,
quand il est temps que cette dernière triomphe.
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