Biographie de Stendhal
(1783-1842)
Un écrivain majeur dont la vie est un roman
Né à Grenoble le 23 janvier 1783, Henri Beyle – son
véritable nom – perdit sa mère alors qu’il n’a que sept ans. Il connaît
dès lors une enfance difficile entre son père, procureur au parlement du
Dauphiné, « un homme extrêmement peu aimable, réfléchissant toujours à des
acquisitions ou des ventes de domaine », Séraphie, sa tante maternelle qui
entend l’éduquer sévèrement, et l’abbé Raillane, précepteur qui le terrorise.
« Je haïssais l'abbé, je haïssais mon père, source des pouvoirs de l'abbé,
je haïssais encore plus la religion au nom de laquelle ils me
tyrannisaient », écrira-t-il dans La Vie de Henry Brulard,
autobiographie imaginaire publiée à titre posthume, en 1890.
On veut faire de lui un homme à l’image de son père :
il est privé de sorties, de théâtre, de musique, il lui est interdit de jouer
avec les autres enfants, voire de discuter avec les domestiques. On l’empêche
de lire. De rire aussi. En rébellion permanente, il se construit en opposition,
dans une dualité manichéenne : d’un côté les ennemis, le père, sa sœur
Zénaïde, la rapporteuse, Séraphie, le clergé et la monarchie ; de l’autre,
les amis, dont sa sœur Pauline qui sera longtemps sa confidente. Il se console
auprès de son grand-père maternel, le docteur Gagnon, imprégné de Rousseau et
de Voltaire, et rêve d’Italie auprès de sa grand-tante Élisabeth qui lui
raconte le pays de ses ancêtres.
À treize ans, il entre à l’École centrale de Grenoble, qui
depuis la Révolution remplace les collèges religieux. Très doué en
mathématiques, il arrive à Paris en novembre 1799, au lendemain du coup d’État
du général Bonaparte, devenu Premier Consul, pour passer le concours de l’École
polytechnique, mais surtout se soustraire du carcan familial. Déprimé par
Paris, mélancolique, malade, il renonce finalement à se présenter et s’installe
chez son cousin, le comte Daru, qui lui procure un emploi de bureau au
Ministère de la Guerre, avant de l’aider à rejoindre l’armée d’Italie en
qualité de sous-lieutenant du 6e dragon, sous la bannière de son héros Napoléon
Bonaparte. L’Italie l'ensorcèle, ses paysages, l’opéra, les musées, les
Italiennes et surtout Milan, « le plus beau lieu de la terre » qui
deviendra sa vraie patrie.
Fatigué de la vie militaire, Henri Beyle démissionne et
rentre à Paris en avril 1802. Il se rêve dramaturge, fréquente des actrices qui
deviennent ses maîtresses, mais ne publie que très difficilement ses textes,
lorsqu’il les achève. Conscient de son échec, il renoue en 1806 avec son cousin
et devient fonctionnaire impérial. Il voyage en Allemagne, traverse la ville de
Stendhal qui lui donnera en 1817 l’idée de son pseudonyme et assiste de loin
aux batailles napoléoniennes qui nourriront La Chartreuse de Parme. De
retour à Paris en 1810, il est nommé auditeur au Conseil d'État, puis
inspecteur du mobilier et des bâtiments de la Couronne.
En 1812, alors qu’il travaille à l'Histoire de la peinture
en Italie, il est chargé de porter la correspondance officielle à
l’Empereur qui mène la campagne de Russie. Il assiste à l’incendie de Moscou et
perd son manuscrit durant la retraite. Par chance, il traverse la Bérézina la
veille de la destruction des ponts et se fait remarquer pour sa bravoure et son
esprit d’initiative.
En 1814, les Bourbons retrouvent le pouvoir et le corps des
auditeurs est dissout. Beyle voit ses ressources gravement amputées et il est
perclus de dettes. Il écrit les Lettres sur Haydn, Mozart et Métastase
qu’il publiera à compte d’auteur l’année suivante, sous le pseudonyme de
Louis-Alexandre-César Bombet. Puis il part s’installer à Milan. Entre des
scènes orageuses avec sa maîtresse, Angela Pietragua, rencontrée en 1801 et qui
ne se donna à lui qu’en 1811, il récrit son Histoire de la Peinture en
Italie. En 1815 il rompt avec Angela, qui lui a été infidèle, et tombe en
dépression. Il publie en 1817, encore à compte d’auteur, son Histoire de la
peinture en Italie, signée M.B.A.A., qui signifie M. Beyle Ancien
Auditeur, et la même année, dans les mêmes conditions, mais à Paris et sous le
nom de M. de Stendhal, officier de cavalerie, Rome, Naples et Florence,
livre entièrement rédigé par ses soins, les précédents n’étant que le fruit de
compilations érudites, voire de plagiats sans vergogne.
De l'amour
En 1818, il travaille à une Vie de Napoléon lorsqu’il
tombe passionnément amoureux de Matilde Dembowski, qui ne sera qu’indifférence
à son égard. Profondément malheureux, il écrit De l'amour qui se
présente comme « une description détaillée et minutieuse de tous les
sentiments qui composent la passion nommée amour » et dans laquelle il
développe quasi scientifiquement sa fameuse théorie de la cristallisation.
Soupçonné par le gouvernement autrichien de carbonarisme,
désappointé par l’attitude de Matilde, il quitte Milan en 1821 pour mener à
Paris une vie de dandy. Il collabore à des journaux britanniques. De l'amour
paraît en 1822, Racine et Shakespeare en 1823, ainsi qu’une Vie de
Rossini qui sera son premier succès littéraire. Il devient l’année suivante
l’amant de la comtesse Clémentine Curial, avec qui il vivra des amours très
agitées, et publie une deuxième version de Racine et Shakespeare où il
répond aux attaques contre le romantisme.
Entre temps, prenant Hugo de vitesse, Stendhal a appelé à
rompre avec le classicisme, tout en se démarquant de l’emphase des romantiques
et en prônant une troisième voie : le réalisme. En 1825 meurt Matilde et,
en 1826, Clémentine Curial met fin à leur liaison. Elle « est celle qui
m'a causé la plus grande douleur en me quittant, écrira-t-il dans La vie de
Henry Brulard. Mais cette douleur est-elle comparable à celle occasionnée
par [Matilde] qui ne voulait pas me dire qu'elle m'aimait ? »
Angela, Matilde, Clémentines, trois passions contrariées et
qui l’ont trop fait souffrir : Stendhal se réfugie alors dans la rédaction
d’Armance, son premier roman, mis en vente en 1827 sans nom d'auteur, et
qui passera inaperçu.
Le Rouge et le Noir
Le cheminement personnel, politique, social, sentimental et
littéraire de Stendhal l’a conduit jusqu’au Rouge et le Noir. Lorsqu’il
entreprend ce roman, il a traversé un demi-siècle d’histoire. Il a connu la
Révolution, la Terreur, le Directoire, l’Empire, la Restauration de Louis XVIII
et celle de Charles X, renversée par les Trois Glorieuses et l’avènement de
Louis-Philippe. C’est bien une chronique en effet, au sens vrai du terme, à la
fois récit chronologique – les faits se déroulent de 1826 à 1830 –,
mais aussi photographie avant l’heure d’une société figée. L’aristocratie,
repliée sur elle-même, redoute de perdre ses valeurs, tandis que la bourgeoisie
n’a qu’un but, s’enrichir. La jeunesse, jugée trop tumultueuse, est laissée
pour compte. C’est à travers le regard de son personnage Julien, un jeune
provincial intelligent et ambitieux, contraint de gagner sa vie, que Stendhal
dépeint les intrigues de la bourgeoisie, de la noblesse et du clergé, dans une
société sclérosée, divisée entre ultraroyalistes et libéraux, Paris et
province, jansénistes et jésuites dont c’est le retour en force. En Julien
Soral, Stendhal a tout mis : la haine du père et de ceux qui n’aiment pas
la culture, la haine de Dieu et de l’Église, la haine du monde qui contraint à
l’hypocrisie.
Lorsque paraît Le Rouge et le Noir, Stendhal a
quarante-sept ans. Après dix-sept ans de traversée du désert, il entame une
carrière de diplomate. Bonapartiste passionné, admiratif du héros de la
légende, mais antinapoléonien convaincu sitôt que le général s’est mué en
despote, il est redevenu profondément républicain. C’est un petit bonhomme gros
et timide, quelque peu émotif, qui toute sa vie durant rêva d’être un autre.
Le Rouge et le Noir paraît en deux volumes chez
Levavasseur le 13 novembre 1830. Étrangement daté de 1831, le roman est
sous-titré « Chronique de 1830 », tandis que l’avertissement indique
qu’il y a « lieu de croire que les feuilles suivantes furent écrites en
1827 », ce qui n’est pas possible, dans la mesure où Stendhal s’est
inspiré d’un fait divers dont l’issue n’est survenue qu’en février 1828.
C’est en effet dans La Gazette des Tribunaux, dont il
est un fervent lecteur et qu’il décrivait non sans dérision comme « le
Livre d’or de l’énergie française », que Stendhal découvrit le compte
rendu du procès d’Antoine Berthet aux assises de l’Isère, du 28 au 31 décembre
1827. Fils du maréchal-ferrant du village de Brangues, remarqué par le curé
pour sa vivacité d’esprit, il entra au séminaire, puis le quitta pour raisons
de santé. Il devint précepteur des enfants d’un dénommé Michoud et
accessoirement l’amant de son épouse. Après un court séjour au grand séminaire,
à Grenoble, dont il fut exclu après avoir été jugé « indigne des fonctions
qu’il ambitionnait », Berthet redevint précepteur dans une famille de
nobles, les Cordon, dont il fut chassé après que le père eut découvert sa
liaison avec sa fille. Dégoûté de n’être pas reconnu et considéré à l’aune de
son intelligence, il devait retourner dans son village natal et, durant la
messe dite par son ancien bienfaiteur, tirer un coup de pistolet sur celle qui
avait été sa maîtresse, Mme Berthet. Il fut guillotiné à Grenoble le 23
février 1828 ; il avait vingt-cinq ans. Un autre fait divers viendra
compléter le tableau, l’affaire d’un ébéniste qui avait tué sa maîtresse.
Stendhal rédige vraisemblablement une première version
intitulée Julien, en 1829, qu’il laisse de côté comme à son habitude
pour se consacrer à la composition de ses Promenades dans Rome. Il
reprend son manuscrit en janvier 1830, mais, le jugeant trop court, et sans
doute succinct au regard du mascaret de sentiments déchaîné en lui par ces
faits divers, il décide de l’augmenter. En avril 1830, il passe contrat avec
l’éditeur Levavasseur, qui lance le tirage dès le mois de mai. Stendhal doit
alors travailler très vite et dans des conditions difficiles : au cours
des « Trois Glorieuses », qui virent la chute de Charles X et
l’avènement de Louis-Philippe, les typographes ont quitté leur poste pour aller
se battre. Ensuite, il vient d’être nommé consul à Trieste ; il
s’intéresse alors presque exclusivement à ses préparatifs de départ, au
détriment du roman dont il ne relira pas lui-même les dernières épreuves. Ceci
explique en partie que cette révolution, événement majeur de l’année 1830, ne
soit pas mentionnée dans le roman ; absence peut-être volontaire puisque
dans l’édition suivante, parue en 1831 et en quatre volumes, le sous-titre
deviendra « Chronique du xixe siècle ».
Les deux tirages prévus au contrat sont de 750 exemplaires
chacun. C’est peu, mais Stendhal estimait qu’il n’avait que cent vrais lecteurs
au monde, des « happy few » comme il les appelait et auxquels
il dédia plusieurs de ses livres… On peut juger soit de sa modestie, soit de
son orgueil.
On s’est perdu en conjectures sur le sens de ce titre
chromatique. Est-ce le jeu de la vie et du hasard, rouge et noir étant les deux
couleurs antagonistes de la roulette ? Est-ce l’alternative qui s’offre à
Julien, et par extension à tout plébéien ambitieux, l’armée, symbolisée par le
rouge, ou l’Église, symbolisé par le noir ? Est-ce l’évolution contrariée
du héros, l’armée à laquelle il aspire, le clergé auquel il doit se
résigner ?
La critique, féroce, n’en a cure. « Un homme
brouillé avec la simplicité », écrit La Revue de Paris. « Un
faiseur de paradoxe », affirme Jules Janin, le « prince des
critiques ». « Un livre d’aristocrate dont le succès sera plus
brillant que durable », rajoute La Revue encyclopédique. Quant à
Victor Hugo, il prétend n’avoir pu dépasser la quatrième page et conseille à
Stendhal de changer de manière ! Le public, en revanche, qui a souvent
plus de talent qu’on ne lui en prête, reconnait l’originalité de l’auteur, et
la nouveauté de sa manière.
Le non-dit comme marque de fabrique
Jusqu’au début du xixe siècle, on a considéré le roman comme
un art mineur, un « fourre-tout » inférieur à la poésie et au
théâtre, dont la codification est jalousement défendue par les classiques. Le
roman est un laboratoire où se mêlent philosophie, narration et idées
nouvelles. Apparaît le roman-confession, en réaction à l’industrialisation et à
l’urbanisation, son corollaire, où transpire le besoin d’exister d’un narrateur
qui se raconte à la première personne : c’est l’éclosion des
autobiographies et des journaux intimes.
En pleine tempête romantique, Stendhal écrit un livre à
contre-courant, qui ne veut porter aucun jugement moral ou philosophique :
il entend comprendre les faits avant de décider que tel personnage est sublime
ou indigne. Pour la première fois, un écrivain désigne les liens de l’individu
avec son environnement politique, économique et social. En quoi est-il
influencé ? En quoi n’a-t-il pas toujours le choix ? Pourquoi sa
lutte contre la société se solde-t-elle souvent par la victoire des événements ?
Stendhal décrit avec soin une société qui conditionne les êtres, relève leurs
conflits avec leur milieu et leurs contradictions sentimentales. Ainsi, les
révoltes de Julien Sorel contre les réflexes autoritaires de l’aristocratique
Mme de Rênal, en dépit des liens qui les unissent.
Stendhal est d’abord et avant tout un scientifique, doté du
sens de l’observation et de l’analyse. Chaque phrase est un concentré
d’information. C’est aussi un grand émotif – pour preuve son rapport à
l’Italie : « C’est un malheur, écrira-t-il, d’avoir connu la beauté
italienne… » –, mais prévenu contre les envolées lyriques. Il se
garde des exaltations, même pour représenter des exaltés comme Julien Sorel.
« Je fais tous les efforts possibles pour être sec, affirme-t-il
dans De l’amour. Je veux imposer silence à mon cœur qui croit avoir
beaucoup à dire. Je tremble toujours de n’avoir écrit qu’un soupir, quand je
crois avoir noté une vérité. » Cette « sécheresse » contribue au
plaisir constant que procure la lecture de Stendhal : concis, rapide et
clair, son style court comme l’eau sur une pente. Un autre aurait écrit des
pages enflammées sur les tourments de Julien Sorel fuyant après avoir tiré deux
coups de feu sur Mme de Rênal. Stendhal, lui, devine qu’après cet acte désespéré
son héros est en transe. Il ne ressent rien ; il a fait ce qu’il devait
faire. Stendhal retient l’émotion, mais elle nourrit son regard. Tel est le
paradoxe de son œuvre : elle captive sans qu’on y trouve un personnage à
qui s’identifier.
Cette manière était sans précédent. Pour la critique, Le
Rouge et le Noir n’était qu’une succession de souvenirs, de coq à l’âne, de
va-et-vient entre péripéties extérieures et événements intimes, de monologues,
dont l’ordre est imprévisible En outre, ce qui n’est pas dit est aussi
important que ce qui est dit. « On pourrait écrire une autre version de
l’histoire de Julien Sorel, qui se situerait dans les blancs du récit, analyse
Claude Roy dans Stendhal par lui même (1957). On imagine un autre
écrivain ayant à raconter la première nuit que passe Julien avec Mathilde. Tout
ce qu’il aurait à dire, Stendhal l’a mis dans un point-virgule : "La
vertu de Julien fut égale à son bonheur ; il faut que je descende par
l’échelle, dit-il à Matilde, quand il vit l’aube du jour paraître sur les
cheminées lointaines du côté de l’orient, au-delà des jardins." Un
point-virgule nous rend compte, et lui seul, d’une nuit entière, de deux amants
dans les bras l’un de l’autre, de leurs transports, de leurs propos dans
l’amour, de leur plaisir. » Le talent de Stendhal réside moins dans la
description objective d’une situation que dans l’effet dramatique qu’elle va
provoquer dans l’esprit du lecteur. Le non-dit stendhalien est une marque de
fabrique. C’est la placidité de la phrase qui donne à l’exécution de Julien sa
dimension dramatique (« Tout se passa simplement, convenablement, et de sa
part sans aucune affectation. »), là où un Hugo ou Villiers de L'Isle-Adam
n’auraient pas reculés devant le grandiose.
Les bases du réalisme
Stendhal se démarque du romantisme et du roman historique
pour jeter les bases du réalisme. Le « plus grand psychologue du
siècle », selon Taine, a peu d’imagination : il a besoin de s’appuyer
sur des faits. Partant de là, il raconte et se raconte. Il ne se coule pas dans
un personnage, mais se transmute ; il envisage ce qu’il aurait fait à sa
place dans telle ou telle circonstance, compte tenu de son vécu, de son
éducation, de ses espérances et de son environnement. Si les romans de Stendhal
ne sont pas autobiographiques, les émotions sont sincères. « On ne peint
bien que son propre cœur en l’attribuant à un autre », disait
Chateaubriand. La « méthode » de Stendhal consiste à couler sa vie
intérieure dans une identité de substitution. Albert Thibaudet l’a ainsi formulé
dans Réflexion sur le roman (1912) : « Le romancier
authentique crée ses personnages avec les directions infinies de la vie
possible, le romancier factice les crée avec la ligne unique de sa vie réelle…
Le génie du roman fait vivre le possible, il ne fait pas revivre le
réel. » Stendhal vit par procuration en se confrontant au choix des
possibles dans une situation donnée. Le réel, en somme, n’est qu’un reflet de
la réalité et le roman « un miroir qu’on promène le long d’un
chemin ». Tout est raconté au prisme du personnage principal, tout est
passé au filtre de sa vérité intérieure, donc de sa capacité à se tromper,
offrant ainsi à l’auteur le droit à la subjectivité. Il est à noter que
Stendhal cesse de tenir son journal intime lorsqu’il devient romancier…
Les dernières pages du Rouge et le Noir, parmi les
plus riches de l’œuvre de Stendhal, excluent toute froideur, malgré le
détachement de l’auteur lorsqu’il décrit le comportement et les changements
d’un homme au seuil de la mort. Le lecteur assiste à ses petits énervements et
à ses grandes résolutions. Jusqu’à la scène gravée dans toutes les mémoires,
celle où Mathilde de la Mole suit le corbillard avec la tête du supplicié posée
sur les genoux.
Le Rouge et le Noir
n’est pas à proprement parler un roman social. Mais il préfigure Zola et la
noirceur de la société dans la saga des Rougon-Macquart – surtout dans L’Argent –
ou le Balzac des Illusions perdues et de Splendeur et misère des
courtisanes. Quant au Rastignac qui s’écrie « À nous deux,
Paris ! », il pourrait être le Sorel qui s’écrie « Ô ma patrie,
que tu es barbare ! » En réalité, les grands romans du xixe siècle
témoignent pour la plupart d’une conscience sociale. Et cette dimension, à
laquelle on ne saurait réduire le roman de Stendhal, ne prend son relief que
dans la mesure où elle montre comment la société agit sur l’individu autant
qu’il agit ou croit agir sur elle. Le héros stendhalien, aussi bien Sorel que
del Dongo, est incontrôlable, provocateur sans le savoir ou maladroit en
essayant de bien faire. C’est en cela qu’il met en danger l’ordre établi. Il
cherche à s’intégrer dans société codifiée, figée et conformiste, qui n’a rien
prévu pour lui. Il en refuse les codes, les contraintes et les nécessaires
compromissions. Idéaliste, il n’entend pas abandonner ses valeurs personnelles,
sa liberté et son sens critique. Il est entier et jusqu’au-boutiste. Ainsi,
Julien prisonnier, sans avenir, et donc libéré de ses ambitions, repousse toute
forme d’aide qui pourrait lui sauver la vie, pour ne pas avoir à se mépriser,
et se laisse enfin aller au bonheur, à vivre au jour le jour, dans l’amour
enfin découvert et la paix intérieure d’une fatalité qu’il accepte.
La cristallisation
Stendhal, qui n’a finalement parlé que d’amour, laisse
percer ses penchants scientifiques dans De l’amour, composé en
1822. Il y dépeint ce sentiment comme un chimiste décrirait une molécule :
« Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération de l’esprit, qui
tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de
nouvelles perfections. » C’est le stade létal du sentiment. Dès lors qu’il
s’est figé, il passe du cœur au cerveau qui l’analysera dangereusement ;
l’objet aimé devient précisément cela : un objet. Les personnages du Rouge
et le Noir, comme d’ailleurs ceux des autres romans de Stendhal, usent sans
cesse du verbe « aimer » et le conjuguent à tous les temps, alors
qu’ils sont en conflit permanent. « Hélas ! J’ai dix ans de plus que
vous ! s’écrie Mme de Rênal. Comment pouvez-vous
m’aimer ! » Et l’on comprend que Julien Sorel est frappé, non par
l’amour désespéré de l’infortunée, mais par l’idée d’être aimé d’elle :
« La sotte idée d’être regardé comme un amant subalterne, à cause de sa
naissance obscure, disparut… » L’un et l’autre nourrissent « des idées »,
comme on dit, sur l’amour : ils s’en font une conception sublimée, sinon
sublime.
« L’amour est la seule passion qui se paie d’une
monnaie qu’elle fabrique elle-même », estime-t-il dans De l’amour.
Mais il serait faux d’imaginer que Stendhal présent dans Julien n’aurait pas de
cœur. Il avouera dans La Vie d’Henri Brulard, que l’amour a été
la seule affaire de sa vie, mais il se méfie de son objet, comme Julien
lui-même lorsqu’il s’écrie : « Perversité de femme ! Quel
plaisir, quel instinct les porte à nous tromper ! » On retrouve
d’ailleurs, à travers Julien, le Stendhal chez qui l’amour commence toujours
par la détestation : « Julien trouvait Mme de Rênal fort belle,
mais il la haïssait à cause de sa beauté. » De même que je jeune Beyle
cristallisa malgré lui sur les jambes nues de sa tante détestée :
« J’étais tellement emporté par le diable que les jambes de ma plus
cruelle ennemie me dirent impression. Volontiers, j’eusse été amoureux de
Séraphie. Je me figurais un plaisir délicieux à serrer dans mes bras cette
ennemie acharnée. »
Comme si les femmes étaient d’une espèce différente et que
les hommes n’usaient pas des mêmes armes ! Et M. de la Mole, le père
de Mathilde, traitera Julien de tous les noms parce qu’il estime que ce dernier
a trahi sa confiance en séduisant subrepticement sa fille, alors que Julien ne
cherchait que l’amour sans savoir ce que c’est.
À croire que pour Stendhal l’amour n’est que malentendus.
Textes inachevés
Stendhal, en 1830, est donc nommé consul à Trieste. Mais le
bonheur sera de courte durée, l’Autriche lui refuse l’exequatur. Il se
retrouve à Civitavecchia, dont le seul intérêt est sa proximité avec Rome. Il
s’ennuie et entame Lucien Leuwen, où il se donne un père idéal, de ceux
qui grondent leurs enfants parce qu’ils sont trop sérieux, trop économes et
avares de plaisir, qu’il abandonne pour se consacrer à son autobiographie
romancée, Vie de Henry Brulard, qu’il laisse aussi tomber. En 1936, il
décroche un congé de trois mois, qui dureront en réalité trois ans grâce à des
relations haut placées. C’est un mondain qui voyage, écrit, entame des textes
qui restent inachevés, sauf La Chartreuse de Parme, réalisé en 53 jours,
où il se métamorphose dans le très séduisant Fabrice del Dongo. Dans la foulée,
il tente de donner un pendant féminin à Julien Sorel avec Lamiel, mais
le roman reste inachevé. Il reprend peu après son poste en Italie. Le
15 mars 1841, il est victime d’une première attaque d’apoplexie. Il
obtient un nouveau congé pour raison de santé et rentre à paris en novembre. Il
est frappé d’une seconde attaque le 22 mars 1842 et meurt dans la nuit
sans avoir repris connaissance. Il n’a que cinquante-neuf ans. Sa mort passe
inaperçue. Il est enterré au cimetière de Montmartre avec, à sa demande, une
épitaphe gravée en italien : « Henri Beyle, Milanais, j’ai écrit,
j’ai aimé, j’ai observé ».
Ironie de l’Histoire, l’inventeur du
réalisme et du roman moderne s’est inspiré d’un fait divers survenu à Brangues,
village où, un siècle plus tard, vivra et mourra un autre diplomate écrivain,
Paul Claudel, qui considérait Stendhal comme un froid simulateur et ses romans
dépourvus de toute valeur !
Encyclopédie - Stendhal (en russe)
Biographie en chronologie
1783
|
Naissance de Henri Beyle, le 23
janvier, rue des Vieux Jésuites (aujourd'hui rue Jean-Jacques Rousseau) à
Grenoble. Il est le fils de Chérubin Beyle, avocat au parlement et de
Henriette Gagnon. Il n'aura aucune affinité avec son père " un homme extrêmement peu aimable,
réfléchissant toujours à des acquisitions ou des ventes de domaine".
Henri Beyle prendra en littérature
le nom de Stendhal.
|
1786
|
Naissance de Pauline, sa sœur
préférée.
|
1788
|
Naissance de Zénaïde, une sœur
qu'il aimera beaucoup moins.
|
1790
|
Sa mère meurt alors qu'il n'a que
sept ans. Il en sera inconsolable et reportera son affection sur son
grand-père maternel, le docteur Henri Gagnon.
|
1792
|
Henri Beyle a pour précepteur
l'abbé Raillane, et souffrira de sa tyrannie : " Je haïssais, l'abbé, je haïssais mon père, source des pouvoirs de
l'abbé, je haïssais encore plus la religion au nom de laquelle, ils me
tyrannisaient". (La vie de
Henry Brulard, publiée à titre posthume en 1890)
|
1796
|
Il est élève à l'Ecole Centrale de
Grenoble. Il y restera jusqu'en 1799. Il se distingue en mathématiques.
|
1799
|
En octobre, il part à Paris pour
passer le concours de l'Ecole Polytechnique. Il renonce à se présenter. Il
sera très déçu par la capitale et tombera malade. Il va habiter chez ses
cousins, les Daru. Son cousin Pierre Daru, l'emploie comme fonctionnaire au
Ministère de la Guerre.
|
1800
|
En mai commence la grande
aventure. Il a 17 ans, s'engage dans l'armée de réserve de Napoléon et va
participer à la campagne d'Italie. Il va être ébloui par ce pays : ses
paysages, les musées, l'opéra et … les italiennes. Milan, " le plus beau
lieu de la terre" devient et restera sa patrie.
|
1802
|
Lassé de la vie militaire, Henri
Beyle démissionne et rentre à Paris. Il rêve de devenir un grand auteur, le
"nouveau Molière", mais ne parvient que difficilement à publier ses
textes.
|
1805
|
Amant de l'actrice Mélanie
Guilbert, il la suit à Marseille et s'essaye au commerce, sans grande
motivation, ni grand succès.
|
1806
|
Grâce à son cousin Pierre Daru, il
devient fonctionnaire impérial. Il voyage en Allemagne et assiste de loin à
la campagne d'Autriche. Ces batailles napoléoniennes nourriront son
inspiration quand il écrira la
Chartreuse de Parme.
|
1809
|
Il accompagne Daru à Vienne.
Malade, il n'assiste pas à la campagne de Wagram
|
1810
|
Il rentre à Paris et est nommé
auditeur au Conseil d'Etat, puis inspecteur du mobilier et des bâtiments de
la Couronne.
|
1811
|
Fin Août, il part pour l'Italie. A
Milan, il devient l'amant d'Angela Pietragua, qu'il avait déjà rencontré en
1800, lors de son premier séjour à Milan. Sans doute inspirera-t-elle
certains traits de la Duchesse Sanseverina, l'Héroïne de la Chartreuse de Parme.
En septembre, il visite Bologne,
Florence, Rome et Naples.
|
1812
|
Il travaille à l'Histoire de la Peinture en Italie.
En Août, il se rend à Moscou. Il
sera témoin de l'incendie qui ravage la ville.
En novembre, lors de la retraite de Russie, il perd le manuscrit de l'Histoire de la Peinture en Italie. |
1814
|
Il écrit les Lettres sur Haydn, Mozart et Métastase.
Sa liaison avecAngela Pietragua
devient orageuse.
|
1815
|
Publication des Lettres sur Haydn, Mozart et Métastase sous le pseudonyme de
Bombet.
Napoléon livre à Waterloo sa
dernière bataille, mais Stendhal reste en Italie. Il retravaille à l'Histoire de la Peinture en Italie.
Il rompt avec Angela.
|
1817
|
Publication de son Histoire de la Peinture en Italie.
Publication de Rome, Naples et Florence, premier ouvrage signé Stendhal. Rome, Naples et Florence est son
premier livre personnel, les précédents étant surtout le fruit de recherches
érudites
|
1818
|
Il travaille à une Vie de Napoléon.
Début d'une grande passion pour
Mathilde Dembowski ( Métilde)
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1819
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Il suit Métilde à Volterra.
Mort de son père, ruiné.
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1820
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Stendhal est à Milan. Il écrit de l'Amour et envoie le manuscrit à
Paris
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1821
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Stendhal est soupçonné par le
gouvernement autrichien d'espionnage, il doit quitter Milan. Il fait ses
adieux à Métilde.
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1822
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Publication de l'Amour.
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1823
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Publication de Racine et Shakespeare.
Publication de Vie de Rossini, son premier succès
littéraire.
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1824
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Liaison avec la Comtesse
Clémentine Curial.
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1825
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Publication dune deuxième version de Racine et Shakespeare.
Mort de Métilde " Clémentine est celle qui m'a causé la plus grande douleur en me quittant. Mais cette douleur est-elle comparable à celle occasionnée par Métilde qui ne voulait pas me dire qu'elle m'aimait ?" ( La vie de Henry Brulard).
Publication d'un nouveau complot contre les industriels.
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1827
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Publication d'Armance, son premier roman. Stendhal a 44 ans.
Publication d'une seconde version de Rome, Naples et Florence.
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1829
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Publication de Promenades dans Rome, récit de voyage
et Vanina Vanini, une nouvelle qui
sera reprise plus tard dans les Chroniques
italiennes.
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1830
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Publication de : Le Rouge et le
Noir, sous-titré,
Chronique du XIXème siècle. Son chef d'œuvre, récit de l'aventure d'un
jeune homme d'origine modeste, Julien Sorel, passe presque inaperçu.
En septembre, il est nommé consul
à Trieste
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1831
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Vienne ayant refusé son agrément à
sa nomination, il quitte Trieste et rejoint Civitavecchia, où il est nommé
consul. Il y restera 10 ans
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1832
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Il écrit Souvenirs d ' égotisme et commence Une position sociale, un roman qui restera inachevé.
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1833
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Il descend le Rhône de Lyon à
Marseille, en compagnie de Georges Sand et d'Alfred de Musset.
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1834
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Il commence Lucien Leuwen.
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1835
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Il interrompt Lucien Leuwen, roman qui restera inachevé et commence la Vie de Henry Brulard
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1836
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Il travaille aux Mémoires sur Napoléon.
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1837
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Il travaille au Rose et le Vert.
Il commence Mémoires d'un touriste.
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1838
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Publication de Mémoires d'un touriste, premier livre
publié depuis le Rouge et le Noir.
Du 4 novembre au 26 décembre, il
dicte La
Chartreuse de Parme.
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1839
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Publication de La Chartreuse de Parme.
Publication des Chroniques Italiennes.
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1840
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Il tente de donner un pendant
féminin à Julien Sorel avec Lamiel,
roman qui restera également inachevé.
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1841
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Le 15 mars, Stendhal est frappé
d'apoplexie. Il quitte Civita-Vecchia le 21 octobre et rentre en France.
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1842
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Le 22 mars, Stendhal a une
nouvelle attaque d'apoplexie. Le 23 mars, à 2 heures du matin, il meurt en
son domicile, 78, rue Neuve des Capucines. Il est inhumé au cimetière
Montmartre
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